jeudi 16 juillet 2009

Economie pirate ?

« On a dit fort bien que, si les triangles faisaient un dieu, ils lui donneraient trois côtés », écrivait (lui-même fort bien) Montesquieu, dans Les Lettres persanes. Rarement une journée s’achève sans nous avoir fourni une occasion supplémentaire de vérifier la justesse de cette observation.
Il y a quelques mois, l’économiste américain Peter T. Leeson a publié un nouveau livre, apparemment promis à un grand succès. En référence/clin d’œil au célèbre ennemi juré de Peter Pan, le Capitaine Crochet (Hook en anglais), il est intitulé : The Invisible Hook: The Hidden Economics of Pirates. Contrairement aux précédentes publications de ce distingué professeur, il ne s’agit pas d’un ouvrage académique, puisqu’il relève de cette catégorie très prisée aujourd’hui qu’on appelle Popular Economics : des livres d’érudition amusante écrits par des universitaires, (un peu) pour leurs collègues et (beaucoup) à l’attention du grand public.
Au cours des dernières années, toute une série d’ouvrages de ce type sont apparus sur les tables des librairies, qui ont tous été des best-sellers : The Armchair Economist: Economics and Everyday Life, par Steven E. Landsburg ; Freakonomics: A Rogue Economist Explores the Hidden Side of Everything, par Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner ; The Economic Naturalist: In Search of Explanations for Everyday Enigmas, par Robert H. Frank ; The Undercover Economist et The Logic of Life: The Rational Economics of an Irrational World, par Tim Haford (qui a d’ailleurs positivement rendu compte du livre de Leeson dans sa rubrique du Financial Times), etc
Comme l’indiquent sans mystère leurs titres très révélateurs, l’idée défendue dans tous ces ouvrages, et leur thème central, sont que, derrière leur désordre apparent, la vie sociale, la vie psychologique et la vie quotidienne sont largement gouvernées par des lois comparables à celles que l’on utilise en science économique. Ceci, parce que les comportements individuels et collectifs que l’on a spontanément tendance à considérer comme les plus arbitraires et les plus irrationnels obéissent en réalité (c’est en tous ce qu’affirment ces auteurs) à une très forte logique : celle d’acteurs rationnels cherchant à maximiser leur intérêt.
Dans le sillage de l’école de Chicago et le prolongement des travaux de Gary S. Becker, ces vulgarisateurs de l’économie (d’une certaine conception de l’économie et d’une certaine doctrine économique, pour être précis), se sont souvent intéressés aux comportements illégaux, déviants et délinquants, a priori les moins susceptibles d’explication rationnelle et en apparence tout sauf le résultat d’un calcul, parce que censément l’expression des instincts les plus primaires et le produit de pulsions incontrôlables : le trafic de drogue, la prostitution, le crime sous toutes ses formes, etc. L’idée est que, si même ce qui se passe dans ces domaines obéit à des lois quasi-économiques, alors, il n’y a vraiment rien dans la société qui ne relève de telles lois.
Exactement dans cet esprit, dans The Invisible Hook, Peter T. Leeson s’emploie à mettre en évidence les mécanismes qu’il postule à l’œuvre derrière les manières brutales et les comportements sauvages des pirates. Ainsi qu’il l’exprimait très bien lui-même dans un entretien accordé lors de la sortie du livre : « L’idée présentée dans The Invisible Hook est que les pirates, bien qu’ils fussent des criminels, n’en étaient pas moins mus par leur intérêt personnel. Ils ont ainsi été conduits à bâtir des systèmes de gouvernement et des structures sociales qui leur permettaient de poursuivre avec plus de succès leurs objectifs criminels. Ils ne pouvaient pour cela s’appuyer sur l’Etat. Plus que n’importe qui d’autre, ils avaient besoin de définir un système de lois et de règles qui leur rendait possible de rester ensemble suffisamment longtemps pour voler efficacement ».
On savait depuis longtemps que la société pirate, celle des fameux pirates des Caraïbes aux XVIIe et XVIIIe siècles, loin de constituer une communauté en proie à l’anarchie permanente, était en réalité très organisée et fonctionnait sur la base d’un certain nombre de règles (le célèbre « code pirate ») régissant toutes leurs activités, de la conduite et du commandement du navire au partage du butin, en passant par la consommation de rhum et l’attitude à l’égard des femmes.
Mais cet ordre réel sous-jacent à un désordre apparent n’a pas toujours été interprété comme le signe et la preuve que la société pirate était une société pré-capitaliste d’agents économiques (un peu spéciaux, il est vrai) passant librement entre eux des contrats établis dans le but de défendre et préserver leurs intérêts matériels individuels.
Il y a de cela une trentaine d’années, dans un article qui fit sensation intitulé « Radical Pirates », l’historien anglais Christopher Hill, par exemple, avançait l’idée que, parmi les pirates, figuraient de nombreux « Dissenters », ces dissidents protestants radicaux auxquels il a consacré plusieurs travaux. De ce groupe, il semblerait bien que faisait notamment partie Daniel Defoe, l’écrivain non conformiste et satiriste passé dans l’Histoire comme l’auteur de Robinson Crusoé, dont Christopher Hill affirme que c’est lui qui se dissimulait derrière le mystérieux Captain Charles Johnson, l’auteur du fameux ouvrage A General History of the Robberies and Murders of the most notorious Pyrates : une compilation de biographies des plus célèbres forbans et de récits de leurs sinistres exploits, qui contient une bonne partie de ce que nous savons à leur sujet.
Comme plusieurs autres grands historiens britanniques de l’époque, dont E. P. Thompson et Eric Hobsbawm, ainsi que de très nombreux intellectuels et scientifiques anglais de cette génération, Christopher Hill était communiste. Dans son esprit, sans être bien sûr des saints, des idéalistes ou des révolutionnaires, les pirates étaient fortement influencés par l’idéologie égalitariste et rebelle des Dissenters. Et, selon lui, les vues de ces derniers se reflétaient fortement dans l’organisation de la communauté pirate.
Alors, qui étaient vraiment William Kidd, John Bowen, Blackbeard, Jack Rackham, Charles Vane, Mary Read et Anne Bonny (les deux célèbres femmes pirates) ? Qu’étaient ces marginaux dont Michel Le Bris et Gilles Lapouge, pour prendre deux auteurs francophones contemporains, nous ont peint avec talent l’incroyable saga et auxquels les pittoresques aventures cinématographiques de Jack Sparrow/Johnny Depp nous font rêver ?
Etaient-ils des proto-capitalistes ou des communistes avant la lettre ? Des libertaires de droite (Peter T. Leeson est libertarian) ou des libertaires de gauche ? En vertu du mécanisme de projection décrit par Montesquieu dans sa jolie formule, tout dépend apparemment de celui qui les regarde.

Peter Pan, la copie et le modèle

« First, the songs […], next, the dancing », écrivait dans sa nécrologie de Michael Jackson le magazine anglais The Economist. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cet ordre. Pour tous ceux qui ne sont pas des critiques musicaux professionnels comme l’est, on l’imagine, l’auteur anonyme de cet Obituary, la première chose à dire de Michael Jackson est plutôt qu’il était un fabuleux danseur.
Il suffit de regarder quelques images de « Thriller» ou de « Bad » : tous les protagonistes de ces clips sont d’excellents danseurs, certains même des virtuoses. Mais Jackson a ostensiblement quelque chose de plus : il est toujours plus rapide, ses gestes sont plus larges, plus enlevés et plus élégants, il saute plus haut, rebondit de façon plus élastique, se désarticule plus fort, sa marche liquide comme du mercure coulant à quelques centimètres au dessus du sol le ferait reconnaître même de dos au milieu d’un groupe de vingt ou trente personne en mouvement, il a l’air fait d’une autre matière que de la chair et des os, quelque chose d’à la fois caoutchouteux, léger, aérien et spirituel, un peu comme Fred Astaire, auquel il a souvent et très justement été comparé et qui n’a pas manqué d’exprimer son admiration pour ses prouesses.
Dans les dossiers spéciaux publiés par les journaux et magazines du monde entier à l’occasion du décès de la « dernière idole » du show business, largement répétitifs, copiés les uns sur les autres et d’un ton comiquement emphatique, l’extraordinaire danseur qu’était Michael Jackson est toutefois largement éclipsé par la trouble personnalité de l’homme, l’étrange personnage qu’il s’était au départ simplement fabriqué et qu’il a fini par réellement devenir : l’espèce d’ange ou d’extra-terrestre qu’il avait le sentiment d’être, apparemment, qu’il voulait en tous cas assurément convaincre qu’il était, ni blanc ni noir, ni homme ni femme, ni enfant ni adulte, une créature indéfinissable tout droit sortie d’un de ces contes de fée qu’il aimait tant, l’avatar moderne de cette figure de Peter Pan auquel, comme on sait, il s’était presque totalement identifié.
Avant d’être un dessin animé, faut-il le rappeler, Peter Pan était une pièce de théâtre - significativement, le rôle-titre était toujours interprété par une femme. Son auteur était J.M. Barrie, un écrivain anglais très populaire du début du XXe siècle, que ses biographes décrivent comme ayant été lui-même un des modèles de son personnage le plus célèbre, y compris dans son désir de ne pas grandir, et en même temps une personne excentrique et foncièrement asexuée.
En dépit de flagrantes différences, il existe un certain nombre de ressemblances entre J.M. Barrie et Michael Jackson. Des deux hommes, on peut dire qu’ils vivaient essentiellement pour leur art, qui leur servait de refuge contre la réalité. Les relations de Barrie avec les cinq jeunes garçons dans la compagnie desquels il a commencé à imaginer l’histoire qui l’a rendu célèbre, pour le moins inhabituelles et étranges, suscitaient presque autant de questions et de commentaires que celles, beaucoup moins innocentes, de Jackson avec ses jeunes protégés masculins, etc.
Dans un article publié dans The Independent peu après l’annonce de la disparition du chanteur, Lisa Chaney, auteur d’une remarquable biographie de J.M. Barrie, fait explicitement le parallèle : « Barrie et Jackson furent tous les deux conduits à créer leur propre monde au titre d’un mécanisme de survie psychologique, comme un instrument leur permettant de supporter la dure réalité de leurs premières expériences. L’un et l’autre eurent recours à l’aide d’enfants, plus particulièrement de petits garçons, pour retrouver leur enfance et libérer leur imagination ».
J.M. Barrie, ajoute-t-elle toutefois en des phrases littéralement extraites du très bel épilogue de son ouvrage, comprenait très bien les dangers d’une vie dominée par la fantaisie ; et il cherchait à nous avertir qu’un rêve habité trop longtemps constitue un substitut décevant et inadéquat à la réalité : un message que Michael Jackson ne semble pas avoir entendu, pour son malheur.
Une réflexion à ce sujet : la plupart des auteurs de livres pour enfants, plus précisément de livres écrits au moins en partie pour les enfants (livres dont Disney et Hollywood se sont férocement et systématiquement emparés), sont des écrivains anglais de la fin du XIXe et du début du XXe siècle : J. M. Barrie (Peter Pan), Lewis Carroll (Alice au pays des merveilles), J.R.R. Tolkien (Le seigneur des anneaux), Beatrix Potter et ses histoires animalières, A.A. Milne (Winnie l’ourson), C.S. Lewis (les aventures de Narnia), Enid Blyton, etc
Dans un article publié il y a de cela quelque années, la romancière A.S. Byatt expliquait ce phénomène par le poids des « Boarding Schools » dans le système éducatif de l’Angleterre victorienne puis edwardienne, lui-même en partie le produit du développement de l’empire colonial britannique : établis dans les territoires d’outre-mer comme administrateurs ou comme militaires, les représentants de la bonne société anglaise flanquaient leur progéniture dans d’austères internats, où les pauvres enfants passaient de longs mois sans les voir, privés du moindre contact avec eux, souvent dans des conditions matérielles très pénibles. Pour tenir le coup, ils inventaient des mondes imaginaires et se racontaient des histoires. Ceux qui avaient du talent finissaient par en écrire.
Je serais tenté d’aller légèrement plus loin que A.S. Byatt en donnant à son explication une portée un peu plus large. Plus que le manque de contacts, l’important ne serait-il pas le manque d’affection, et davantage que les conditions pénibles des « Public Schools », les conditions de vie en Angleterre en général ? Il ne faut pas avoir lu Dickens pour savoir que la famille traditionnelle anglaise, qu’elle soit bourgeoise ou populaire (voir les films de Ken Loach et de Mike Leigh) n’est pas un foyer de chaleur humaine ruisselant de sentiments et d’affection. Et les haut murs froids, les dortoirs glacés et la nourriture peu ragoûtante des pensionnats ne sont pas indispensables pour donner une incoercible envie de se réfugier dans la fantaisie et l’imagination : le décor de bien des villes anglaises et le ciel couvert et pluvieux qui les écrase y suffisent.
En Italie, en Espagne et dans le sud de la France, les enfants grandissaient dans des familles très présentes (pour le meilleur, mais aussi pour le pire), entourés d’une affection démonstrative, immergés dans un bain de sollicitude collective et pris en charge en permanence par un large réseau social. Si dure qu’ait souvent été leur existence, elle était dure d’une autre manière : rarement, ils expérimentaient la solitude, l’ennui, la froideur et la discipline. Leur vie se déroulait par ailleurs en grande partie en dehors de la maison, dans un monde ensoleillé remplis de saveurs, de couleurs et d’odeurs. S’étonnera-t-on qu’ils aient eu moins besoin de mondes imaginaires et que peu d’entre eux se soient employés à en inventer ? De fait, les pays méridionaux ont produit peu de littérature pour enfant.
Si l’explication est bien (au moins en partie) celle-là, il s’agirait en tous cas d’une preuve supplémentaire que le développement de l’imagination et la littérature sont le produit d’une certaine insatisfaction vis-à-vis de la vie réelle ; et qu’on écrit et lit des livres dans une large mesure parce la vie vous ennuie et vous déçoit, et à proportion que la manière dont va le monde vous frustre et vous contrarie.
On pourrait d’ailleurs généraliser cette remarque à toute forme d’expression artistique : le talent se développe souvent pour compenser les déficits de la vie et les déficiences du caractère, qu’il parvient parfois à masquer mais n’empêche pas toujours de se manifester. C’est plus particulièrement le cas dans un environnement aussi perturbant pour l’équilibre psychologique (à tout le moins chez certaines personnes), qu’est celui du show business, comme le triste exemple de Michael Jackson vient une fois encore de le montrer.