jeudi 5 novembre 2009

Libération

Dans les rayons « histoire » des librairies et des bibliothèques universitaires, les livres sur la seconde guerre mondiale sont à présent presque aussi nombreux que ceux consacrés à celle de 1914-1918. Ce qui n’est pas peu dire, tant « la Grande Guerre » a bénéficié de l’intérêt des historiens et continue aujourd’hui encore à les fasciner.
De fait, depuis quelques temps, il se publie quasiment chaque semaine plusieurs ouvrages sur le conflit de 1940-1945, dans toutes les langues, mais tout particulièrement en anglais. La plupart d’entre eux sont de très bonne qualité, et certains vraiment exceptionnels. L’un de ceux-ci, Liberation: The Bitter Road to Freedom, Europe 1944-1945, par l’historien américain William I. Hitchcock, vient de sortir en format paperback. Je l’ai lu d’une traite, touché et troublé comme je l’avais rarement été par un livre d’histoire.
Dans les discours des leaders militaires et politiques de l’époque, et même ceux de leurs homologues contemporains, la libération de l’Europe par les troupes alliées, de juin 44 à mai 45, est le plus souvent présentée comme un enchaînement d’exploits héroïques accomplis pour la meilleure des causes, une campagne extraordinairement dure et sanglante, certes, mais dont le prix élevé en vie humaines et en souffrances était largement justifié par la noblesse de l’objectif.
Cette campagne, William I. Hitchcock a toutefois choisi de la raconter, non du point de vue des généraux, des stratèges et des présidents, mais de celui des anonymes et des sans-grade, les soldats ordinaires et les populations civiles, pour lesquelles la Libération, souligne-t-il, a été davantage et bien autre chose que la fête continue et l’explosion d’allégresse sous la forme desquelles elle apparaît dans les exposés officiels et l’imagerie populaire, les films et les romans dont l’intrigue se situe à cette époque, et même les récits que nous en ont fait nos parents sur la base de ce qu’ils ont décidé de retenir. L’image qui en résulte est bien différente. La Libération, fait valoir Hitchcock, fut en réalité un processus pénible, douloureux et dramatique, la fin de la guerre bien davantage que le début de l’après-guerre, une dernière phase du conflit tout aussi remplie d’horreurs que les autres, dans de nombreux cas plus atroce encore que celles qui l’avaient précédée.
Pour réaliser son entreprise, l’historien américain a exploité une quantité étonnante de documents inédits et de matériel non publié : archives militaires, journaux et correspondances, témoignages, transcriptions de souvenirs. C’est cela qui fait toute l’originalité et l’intérêt de son livre, bien davantage que le dévoilement de faits ignorés ou cyniquement passés sous silence : une des faiblesses de l’ouvrage, ont fait remarquer à juste titre certains commentateurs, est en effet la prétention de l’auteur à faire enfin la vérité sur des épisodes peu glorieux, que d’autres historiens s’étaient en réalité déjà employés à mettre en lumière.
C’est aussi ce qui explique qu’on sort si bouleversé de la lecture de ces pages : Hitchcock fait entendre les voix de tous ceux qui subissent l’Histoire bien davantage qu’ils ne la font. Un peu comme Orlando Figes dans son dernier livre, The Whisperers, consacré à la vie quotidienne dans l’Union soviétique à l’époque de Staline, mais de manière plus convaincante, parce qu’il tient le fil conducteur de son récit de manière bien plus ferme, ne laisse jamais celui-ci se réduire à une accumulation d’anecdotes, et fait systématiquement le lien entre l’histoire des décisions politiques et celle de leurs conséquences sur le terrain : entre ce qui s’est déterminé au quartier général allié à Londres ou à la conférence de Téhéran, et ce qui en est résulté pour les populations « libérées ».
William I. Hitchcock ne raconte pas toute la Libération, un seul livre n’aurait pas suffi. Il ne s’attarde pas, par exemple, sur les excès de l’épuration en France, et ne mentionne pas ce qui a suivi le débarquement allié dans le sud de l’Italie, que l’on connaît notamment par le roman La peau de Curzio Malaparte ou par la relation qu’en a donnée le travel writer Norman Lewis dans son livre Naples 44.
S’appuyant en partie sur ses travaux antérieurs, il se concentre sur certains aspects et quelques épisodes, en commençant par le débarquement allié en Normandie, dont il met en évidence un aspect longtemps sous-estimé : après lui, mais de manière encore plus développée, Antony Beevor, dans son dernier livre D-Day, vient de montrer combien cette opération avait été épouvantable pour les soldats alliés, mais, plus encore, pour la population de la région.
Dans des termes tout aussi réalistes et terribles, Hitchcock évoque également l’offensive des Ardennes : le froid, la boue, le sang, les membres gelés et les cadavres éventrés et dévorés par les sangliers, la contre-offensive allemande et les massacres punitifs de femmes, d’enfants et de vieillards à Stavelot et Malmédy.
Tout un chapitre est consacré à la terrible famine et aux épidémies qui ont décimé la population hollandaise, et un autre aux horreurs qui ont accompagné la retraite des troupes allemande en Europe orientale et l’irrésistible progression de l’armée rouge jusqu’à Berlin : des centaines de milliers de réfugiés sur les routes, une interminable série de pillages, de destructions et de massacres, et des viols en masse et répétés, par des soudards ivres et sauvages.
William I. Hitchcock ne pouvait pas passer sous silence la terrifiante campagne de « bombardement stratégique » des villes allemandes (Dresden, Bremen, Hamburg, Cologne), menée par les alliés à l’initiative de la Royal Air Force anglaise avec le soutien notoire de Churchill, un sinistre épisode sur lequel ont récemment attiré l’attention plusieurs ouvrages : Dresden de l’historien Frederick Taylor, Among The Death Cities, du philosophe A.C. Grayling, Der Brand, de Jörge Friedrich et Luftkrieg und Literatur de l’écrivain W.G. Sebald. De trois cent mille à un demi-million de morts selon les estimations, écrasés sous les décombres, brûlés vifs dans les bâtiments en flammes ou rôtis dans les abris souterrains où les habitants se réfugiaient, trop peu profonds pour leur permettre d’échapper à la chaleur de six cents degrés engendrée au cœur des villes par les bombardements en tapis et les bombes au napalm.
Enfin, il y a bien sûr la libération des camps de concentration. Traumatisante pour les libérateurs, dégoûtés par l’odeur de morts en décomposition et celle, omniprésente, des excréments humains, choqués par le spectacle des milliers de cadavres entassés, mais aussi celui des squelettes vivants dont le devoir de compassion les obligeait à s’occuper, en surmontant leur répugnance. Traumatisante aussi pour les libérés, hébétés, affamés, perdus, souvent malades, se tenant à peine debout, honteux de l’aspect indigne qu’ils offraient et découvrant qu’ils avaient tout perdu, sauf la vie chétive et tremblante qui leur restait, à commencer, souvent, par les membres de leur famille. Hitchcock nous restitue de manière poignante l’état d’esprit de ces survivants, à l’aide de témoignages anonymes et d’extraits choisis des œuvres littéraires célèbres inspirées par l’expérience des camps, comme les livres de Primo Levi ou de Robert Antelme. Et il met en lumière l’effet des atermoiements des autorités alliées au sujet du sort des Juifs, qui eurent pour conséquence de faire croupir durant des mois des milliers d’entre eux dans des camps d’accueil établis sur le territoire allemand.
Même le retour au pays des déportés qui avaient survécu, comme celui des prisonniers de guerre ou des victimes du service de travail obligatoire, traditionnellement présenté comme l’emblème des joies de la Libération, n’a le plus souvent pas été une expérience véritablement heureuse. Les hommes et les femmes qui franchissaient la frontière dans le bon sens étaient affaiblis et amaigris, fréquemment malades ou blessés. Souvent, personne ne les attendait, parce que leurs proches avaient eux-mêmes été arrêtés ou étaient mort victimes de la pénurie, de la malnutrition ou des épidémies. Dans tous les cas, ils retrouvaient un pays très différent de celui qu’ils avaient quitté, appauvri, meurtri, exsangue, des concitoyens obsédés par leur propre malheur et crispés sur leurs propres besoins, qui ne croyaient qu’à moitié ce qu’ils leur disaient au sujet de de ce qu’ils avaient subi en captivité et rapidement peu disposés, passé le moment joyeux des retrouvailles, à leur accorder beaucoup d’attention.
Encore avaient-ils la chance d’être chez eux et libres. Pour des milliers d’hommes et de femmes russes, forcés de travailler durant des années dans les usines d’armement de la Werchmarcht, la Libération n’a consisté qu’à échanger un camp pour un autre, un des camps du Goulag sibérien où le régime stalinien s’est empressé de les envoyer, au motif qu’ils avaient trahi le pays en se mettant au service de l’ennemi. Ceci avec l’assentiment des alliés occidentaux, soucieux avant tout du sort des miltaires américains et anglais tombés dans les mains soviétiques : quand le sort s’acharne sur certaines personnes, il le fait vraiment sans merci.
Devant une telle litanie de misères et de souffrances, de vies interrompues, brisées ou mutilées à jamais, difficile de penser autre chose que : « pauvres, pauvres gens ». Et sachant que ce qui se passait ainsi il y a un peu plus de soixante ans en Europe continue à se dérouler aujourd’hui à l’identique en de multiples endroits du monde, impossible que ne vous vienne à l’esprit les mots de Prévert dans son poème Barbara, expression en mots très simples d’un constat rageur et accablé : « Quelle connerie la guerre ».
A tous ceux qui s’interrogent sur ce qu’a été, au bout du compte, la Libération, on ne peut en tout cas donner de meilleur conseil que celui de lire le livre de William I. Hitchcock, dont la réponse qu’il donne à la question posée est parfaitement résumée dans le dernier paragraphe de l’ouvrage : « The liberation of Europe will always inspire us, for it contains a multitude of heroic and noble acts, and as it was at its core an honorable struggle to emancipate millions of people from a vile and barbaric regime. But […] when considering the history of Europe’s liberation, we [should] not lose sight of the human costs that this epic contest exacted upon defenless peoples and ordinary lives. There is surely room enough, in our histories of World War II, for introspection, humility, and for an abiding awareness of the dreadful ugliness of war ».

jeudi 16 juillet 2009

Economie pirate ?

« On a dit fort bien que, si les triangles faisaient un dieu, ils lui donneraient trois côtés », écrivait (lui-même fort bien) Montesquieu, dans Les Lettres persanes. Rarement une journée s’achève sans nous avoir fourni une occasion supplémentaire de vérifier la justesse de cette observation.
Il y a quelques mois, l’économiste américain Peter T. Leeson a publié un nouveau livre, apparemment promis à un grand succès. En référence/clin d’œil au célèbre ennemi juré de Peter Pan, le Capitaine Crochet (Hook en anglais), il est intitulé : The Invisible Hook: The Hidden Economics of Pirates. Contrairement aux précédentes publications de ce distingué professeur, il ne s’agit pas d’un ouvrage académique, puisqu’il relève de cette catégorie très prisée aujourd’hui qu’on appelle Popular Economics : des livres d’érudition amusante écrits par des universitaires, (un peu) pour leurs collègues et (beaucoup) à l’attention du grand public.
Au cours des dernières années, toute une série d’ouvrages de ce type sont apparus sur les tables des librairies, qui ont tous été des best-sellers : The Armchair Economist: Economics and Everyday Life, par Steven E. Landsburg ; Freakonomics: A Rogue Economist Explores the Hidden Side of Everything, par Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner ; The Economic Naturalist: In Search of Explanations for Everyday Enigmas, par Robert H. Frank ; The Undercover Economist et The Logic of Life: The Rational Economics of an Irrational World, par Tim Haford (qui a d’ailleurs positivement rendu compte du livre de Leeson dans sa rubrique du Financial Times), etc
Comme l’indiquent sans mystère leurs titres très révélateurs, l’idée défendue dans tous ces ouvrages, et leur thème central, sont que, derrière leur désordre apparent, la vie sociale, la vie psychologique et la vie quotidienne sont largement gouvernées par des lois comparables à celles que l’on utilise en science économique. Ceci, parce que les comportements individuels et collectifs que l’on a spontanément tendance à considérer comme les plus arbitraires et les plus irrationnels obéissent en réalité (c’est en tous ce qu’affirment ces auteurs) à une très forte logique : celle d’acteurs rationnels cherchant à maximiser leur intérêt.
Dans le sillage de l’école de Chicago et le prolongement des travaux de Gary S. Becker, ces vulgarisateurs de l’économie (d’une certaine conception de l’économie et d’une certaine doctrine économique, pour être précis), se sont souvent intéressés aux comportements illégaux, déviants et délinquants, a priori les moins susceptibles d’explication rationnelle et en apparence tout sauf le résultat d’un calcul, parce que censément l’expression des instincts les plus primaires et le produit de pulsions incontrôlables : le trafic de drogue, la prostitution, le crime sous toutes ses formes, etc. L’idée est que, si même ce qui se passe dans ces domaines obéit à des lois quasi-économiques, alors, il n’y a vraiment rien dans la société qui ne relève de telles lois.
Exactement dans cet esprit, dans The Invisible Hook, Peter T. Leeson s’emploie à mettre en évidence les mécanismes qu’il postule à l’œuvre derrière les manières brutales et les comportements sauvages des pirates. Ainsi qu’il l’exprimait très bien lui-même dans un entretien accordé lors de la sortie du livre : « L’idée présentée dans The Invisible Hook est que les pirates, bien qu’ils fussent des criminels, n’en étaient pas moins mus par leur intérêt personnel. Ils ont ainsi été conduits à bâtir des systèmes de gouvernement et des structures sociales qui leur permettaient de poursuivre avec plus de succès leurs objectifs criminels. Ils ne pouvaient pour cela s’appuyer sur l’Etat. Plus que n’importe qui d’autre, ils avaient besoin de définir un système de lois et de règles qui leur rendait possible de rester ensemble suffisamment longtemps pour voler efficacement ».
On savait depuis longtemps que la société pirate, celle des fameux pirates des Caraïbes aux XVIIe et XVIIIe siècles, loin de constituer une communauté en proie à l’anarchie permanente, était en réalité très organisée et fonctionnait sur la base d’un certain nombre de règles (le célèbre « code pirate ») régissant toutes leurs activités, de la conduite et du commandement du navire au partage du butin, en passant par la consommation de rhum et l’attitude à l’égard des femmes.
Mais cet ordre réel sous-jacent à un désordre apparent n’a pas toujours été interprété comme le signe et la preuve que la société pirate était une société pré-capitaliste d’agents économiques (un peu spéciaux, il est vrai) passant librement entre eux des contrats établis dans le but de défendre et préserver leurs intérêts matériels individuels.
Il y a de cela une trentaine d’années, dans un article qui fit sensation intitulé « Radical Pirates », l’historien anglais Christopher Hill, par exemple, avançait l’idée que, parmi les pirates, figuraient de nombreux « Dissenters », ces dissidents protestants radicaux auxquels il a consacré plusieurs travaux. De ce groupe, il semblerait bien que faisait notamment partie Daniel Defoe, l’écrivain non conformiste et satiriste passé dans l’Histoire comme l’auteur de Robinson Crusoé, dont Christopher Hill affirme que c’est lui qui se dissimulait derrière le mystérieux Captain Charles Johnson, l’auteur du fameux ouvrage A General History of the Robberies and Murders of the most notorious Pyrates : une compilation de biographies des plus célèbres forbans et de récits de leurs sinistres exploits, qui contient une bonne partie de ce que nous savons à leur sujet.
Comme plusieurs autres grands historiens britanniques de l’époque, dont E. P. Thompson et Eric Hobsbawm, ainsi que de très nombreux intellectuels et scientifiques anglais de cette génération, Christopher Hill était communiste. Dans son esprit, sans être bien sûr des saints, des idéalistes ou des révolutionnaires, les pirates étaient fortement influencés par l’idéologie égalitariste et rebelle des Dissenters. Et, selon lui, les vues de ces derniers se reflétaient fortement dans l’organisation de la communauté pirate.
Alors, qui étaient vraiment William Kidd, John Bowen, Blackbeard, Jack Rackham, Charles Vane, Mary Read et Anne Bonny (les deux célèbres femmes pirates) ? Qu’étaient ces marginaux dont Michel Le Bris et Gilles Lapouge, pour prendre deux auteurs francophones contemporains, nous ont peint avec talent l’incroyable saga et auxquels les pittoresques aventures cinématographiques de Jack Sparrow/Johnny Depp nous font rêver ?
Etaient-ils des proto-capitalistes ou des communistes avant la lettre ? Des libertaires de droite (Peter T. Leeson est libertarian) ou des libertaires de gauche ? En vertu du mécanisme de projection décrit par Montesquieu dans sa jolie formule, tout dépend apparemment de celui qui les regarde.

Peter Pan, la copie et le modèle

« First, the songs […], next, the dancing », écrivait dans sa nécrologie de Michael Jackson le magazine anglais The Economist. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cet ordre. Pour tous ceux qui ne sont pas des critiques musicaux professionnels comme l’est, on l’imagine, l’auteur anonyme de cet Obituary, la première chose à dire de Michael Jackson est plutôt qu’il était un fabuleux danseur.
Il suffit de regarder quelques images de « Thriller» ou de « Bad » : tous les protagonistes de ces clips sont d’excellents danseurs, certains même des virtuoses. Mais Jackson a ostensiblement quelque chose de plus : il est toujours plus rapide, ses gestes sont plus larges, plus enlevés et plus élégants, il saute plus haut, rebondit de façon plus élastique, se désarticule plus fort, sa marche liquide comme du mercure coulant à quelques centimètres au dessus du sol le ferait reconnaître même de dos au milieu d’un groupe de vingt ou trente personne en mouvement, il a l’air fait d’une autre matière que de la chair et des os, quelque chose d’à la fois caoutchouteux, léger, aérien et spirituel, un peu comme Fred Astaire, auquel il a souvent et très justement été comparé et qui n’a pas manqué d’exprimer son admiration pour ses prouesses.
Dans les dossiers spéciaux publiés par les journaux et magazines du monde entier à l’occasion du décès de la « dernière idole » du show business, largement répétitifs, copiés les uns sur les autres et d’un ton comiquement emphatique, l’extraordinaire danseur qu’était Michael Jackson est toutefois largement éclipsé par la trouble personnalité de l’homme, l’étrange personnage qu’il s’était au départ simplement fabriqué et qu’il a fini par réellement devenir : l’espèce d’ange ou d’extra-terrestre qu’il avait le sentiment d’être, apparemment, qu’il voulait en tous cas assurément convaincre qu’il était, ni blanc ni noir, ni homme ni femme, ni enfant ni adulte, une créature indéfinissable tout droit sortie d’un de ces contes de fée qu’il aimait tant, l’avatar moderne de cette figure de Peter Pan auquel, comme on sait, il s’était presque totalement identifié.
Avant d’être un dessin animé, faut-il le rappeler, Peter Pan était une pièce de théâtre - significativement, le rôle-titre était toujours interprété par une femme. Son auteur était J.M. Barrie, un écrivain anglais très populaire du début du XXe siècle, que ses biographes décrivent comme ayant été lui-même un des modèles de son personnage le plus célèbre, y compris dans son désir de ne pas grandir, et en même temps une personne excentrique et foncièrement asexuée.
En dépit de flagrantes différences, il existe un certain nombre de ressemblances entre J.M. Barrie et Michael Jackson. Des deux hommes, on peut dire qu’ils vivaient essentiellement pour leur art, qui leur servait de refuge contre la réalité. Les relations de Barrie avec les cinq jeunes garçons dans la compagnie desquels il a commencé à imaginer l’histoire qui l’a rendu célèbre, pour le moins inhabituelles et étranges, suscitaient presque autant de questions et de commentaires que celles, beaucoup moins innocentes, de Jackson avec ses jeunes protégés masculins, etc.
Dans un article publié dans The Independent peu après l’annonce de la disparition du chanteur, Lisa Chaney, auteur d’une remarquable biographie de J.M. Barrie, fait explicitement le parallèle : « Barrie et Jackson furent tous les deux conduits à créer leur propre monde au titre d’un mécanisme de survie psychologique, comme un instrument leur permettant de supporter la dure réalité de leurs premières expériences. L’un et l’autre eurent recours à l’aide d’enfants, plus particulièrement de petits garçons, pour retrouver leur enfance et libérer leur imagination ».
J.M. Barrie, ajoute-t-elle toutefois en des phrases littéralement extraites du très bel épilogue de son ouvrage, comprenait très bien les dangers d’une vie dominée par la fantaisie ; et il cherchait à nous avertir qu’un rêve habité trop longtemps constitue un substitut décevant et inadéquat à la réalité : un message que Michael Jackson ne semble pas avoir entendu, pour son malheur.
Une réflexion à ce sujet : la plupart des auteurs de livres pour enfants, plus précisément de livres écrits au moins en partie pour les enfants (livres dont Disney et Hollywood se sont férocement et systématiquement emparés), sont des écrivains anglais de la fin du XIXe et du début du XXe siècle : J. M. Barrie (Peter Pan), Lewis Carroll (Alice au pays des merveilles), J.R.R. Tolkien (Le seigneur des anneaux), Beatrix Potter et ses histoires animalières, A.A. Milne (Winnie l’ourson), C.S. Lewis (les aventures de Narnia), Enid Blyton, etc
Dans un article publié il y a de cela quelque années, la romancière A.S. Byatt expliquait ce phénomène par le poids des « Boarding Schools » dans le système éducatif de l’Angleterre victorienne puis edwardienne, lui-même en partie le produit du développement de l’empire colonial britannique : établis dans les territoires d’outre-mer comme administrateurs ou comme militaires, les représentants de la bonne société anglaise flanquaient leur progéniture dans d’austères internats, où les pauvres enfants passaient de longs mois sans les voir, privés du moindre contact avec eux, souvent dans des conditions matérielles très pénibles. Pour tenir le coup, ils inventaient des mondes imaginaires et se racontaient des histoires. Ceux qui avaient du talent finissaient par en écrire.
Je serais tenté d’aller légèrement plus loin que A.S. Byatt en donnant à son explication une portée un peu plus large. Plus que le manque de contacts, l’important ne serait-il pas le manque d’affection, et davantage que les conditions pénibles des « Public Schools », les conditions de vie en Angleterre en général ? Il ne faut pas avoir lu Dickens pour savoir que la famille traditionnelle anglaise, qu’elle soit bourgeoise ou populaire (voir les films de Ken Loach et de Mike Leigh) n’est pas un foyer de chaleur humaine ruisselant de sentiments et d’affection. Et les haut murs froids, les dortoirs glacés et la nourriture peu ragoûtante des pensionnats ne sont pas indispensables pour donner une incoercible envie de se réfugier dans la fantaisie et l’imagination : le décor de bien des villes anglaises et le ciel couvert et pluvieux qui les écrase y suffisent.
En Italie, en Espagne et dans le sud de la France, les enfants grandissaient dans des familles très présentes (pour le meilleur, mais aussi pour le pire), entourés d’une affection démonstrative, immergés dans un bain de sollicitude collective et pris en charge en permanence par un large réseau social. Si dure qu’ait souvent été leur existence, elle était dure d’une autre manière : rarement, ils expérimentaient la solitude, l’ennui, la froideur et la discipline. Leur vie se déroulait par ailleurs en grande partie en dehors de la maison, dans un monde ensoleillé remplis de saveurs, de couleurs et d’odeurs. S’étonnera-t-on qu’ils aient eu moins besoin de mondes imaginaires et que peu d’entre eux se soient employés à en inventer ? De fait, les pays méridionaux ont produit peu de littérature pour enfant.
Si l’explication est bien (au moins en partie) celle-là, il s’agirait en tous cas d’une preuve supplémentaire que le développement de l’imagination et la littérature sont le produit d’une certaine insatisfaction vis-à-vis de la vie réelle ; et qu’on écrit et lit des livres dans une large mesure parce la vie vous ennuie et vous déçoit, et à proportion que la manière dont va le monde vous frustre et vous contrarie.
On pourrait d’ailleurs généraliser cette remarque à toute forme d’expression artistique : le talent se développe souvent pour compenser les déficits de la vie et les déficiences du caractère, qu’il parvient parfois à masquer mais n’empêche pas toujours de se manifester. C’est plus particulièrement le cas dans un environnement aussi perturbant pour l’équilibre psychologique (à tout le moins chez certaines personnes), qu’est celui du show business, comme le triste exemple de Michael Jackson vient une fois encore de le montrer.

lundi 15 juin 2009

Gödel et le temps


Dans son numéro du mois d’avril 2009, La Revista de Libros - l’une des deux revues intellectuelles espagnoles importantes avec Claves de Rázon Pratica -, a publié un article remarquablement pédagogique et clair sur un sujet pourtant passablement ésotérique : le modèle cosmologique exotique proposé par le logicien autrichien Kurt Gödel il y a soixante ans, à l’époque où il avait rejoint Einstein à Princeton et glissait tout doucement dans la folie.
L’article en question a été rédigé par Jesús Mosterín, professeur à l’Instituto de Filosofia du CSIC (le grand organisme de recherche espagnol), épistémologue, spécialiste de cosmologie et très bon connaisseur de la pensée de Gödel, dont il a édité les œuvres complètes en castillan. C’est le compte rendu assez critique d’un ouvrage récent de Palle Yourgrau, professeur de philosophie à la Brandeis University, A World Without Time, The Forgotten Legacy of Gödel and Einstein, qui vient d’être traduit et publié dans la langue de Cervantès.
Kurt Gödel, faut-il le rappeler, est l’auteur des deux plus célèbres théorèmes de l’histoire de la logique au XXe siècle, sans doute même de l’histoire de la logique tout court. Appelés « théorèmes d’incomplétude », ils établissent, pour le premier que tout système d’axiomes assez puissant pour qu’on puisse y formaliser l’arithmétique, comprend au moins une proposition « indécidable », c’est-à-dire qu’on ne peut ni démontrer, ni réfuter ; pour le second que, sous le même genre d’hypothèses, la proposition établissant la cohérence de la théorie, c’est-à-dire le fait qu’elle ne permet pas de démontrer tout et n’importe quoi, ne peut pas être démontrée à l’intérieur de la théorie elle-même.
Un certain nombre de philosophes, voire même d’écrivains, se sont empressés de tirer indûment des théorèmes de Gödel toutes sortes de conséquences soi-disant profondes dans des domaines excédant en réalité de beaucoup le champ légitime de leur application. Considérés ensemble, il n’en est pas moins vrai que ces deux théorèmes ruinaient les prétentions de certains penseurs, comme le mathématicien David Hilbert ou le philosophe Bertrand Russel, de faire rigoureusement dériver toute la mathématique de considérations logiques. C’est la raison de leur importance, étant entendu - est-ce la peine de le préciser ? - que cet ukase théorique n’a nullement empêché le savoir mathématique de continuer à progresser comme si de rien n’était.
Une fois arrivé à Princeton, Kurt Gödel, qui s’était lié d’amitié avec Albert Einstein (les deux hommes se promenaient souvent ensemble), s’est tourné vers la physique et la philosophie. L’homme commençait par ailleurs à montrer des bizarreries de comportement, signes précurseurs de la paranoïa dans laquelle il finit par sombrer à la fin de sa vie : victime de délires de persécutions, convaincu qu’on voulait l’empoisonner, il finit par ne plus s’alimenter et mourut de faiblesse.
Mais avant d’en arriver là, il demeura plusieurs années actif dans les deux domaines mentionnés. Sollicité d’offrir une contribution au fameux livre d’hommage au père de théorie de la relativité réalisé sous la direction de Paul A. Schlipp, Albert Einstein, Philosopher-Scientist, Gödel, en lieu et place de la contribution formelle qu’on attendait de lui, livra ainsi, sous le titre « A remark about the relationship between relativity theory and idealistic philosophy », une série de considérations sur le temps. Confondant, comme le dit cruellement Mosterín, relativité et subjectivité du temps, il y présentait ce caractère subjectif comme une conséquence de la théorie de la relativité.
Plus tard, pénétrant résolument dans un domaine qui lui était étranger, il alla jusqu’à proposer des solutions aux équations einsteiniennes du champ gravitationnel correspondant à un univers dit « rotatif », doté d’un espace-temps homogène, mais anisotrope (non identique dans toutes les directions pour un observateur quelconque), infini, de courbure constante et stationnaire, contrairement au modèle cosmologique dit d’Einstein-de Sitter et aux autres modèles d’univers en expansion qu’utilisent aujourd’hui les astrophysiciens.
La caractéristique la plus remarquable de cet univers rotatif est que les voyages dans le temps y sont possibles. Gödel se débarrassait des paradoxes bien connus associés à cette idée en faisant remarquer que, « théoriquement possibles » dans son modèle, les excursions temporelles y étaient en pratique irréalisables, du fait de la quantité d’énergie nécessaire pour les effectuer.
Les idées assez farfelues, il faut dire, de Gödel, furent accueillies par les physiciens avec un réel embarras, compte tenu de la réputation de l’homme. Mais personne n’alla jusqu’à faire semblant de les prendre au sérieux. Ce n’est toutefois pas comme cela que voit la chose Palle Yourgrau, pour qui le silence poli dans lequel tombèrent les idées du logicien sur le temps est le produit d’un complot des astrophysiciens, jaloux de la contribution majeure apportée à la compréhension de l’univers par un homme extérieur à leur discipline.
Voilà qui est faire preuve d’une grande naïveté, souligne Jesús Mosterín. Si la conception de l’univers et l’idée du temps de Kurt Gödel furent à l’époque, et sont aujourd’hui encore, considérés comme de (plutôt tristes) objets de curiosité, ce n’est pas du fait d’une conspiration des physiciens, mais tout simplement parce qu’elles sont fausses. L’effort de Yourgrau pour les sauver est peut-être sympathique, mais il n’est pas suffisant pour leur conférer une solidité qu’elles ne peuvent pas posséder : « Le modèle cosmologique de Gödel est compatible avec la théorie de la relativité, mais il n’est pas compatible avec le monde réel ». Quant au temps, « le temps réel, […] le temps que mesurent les horloges, le temps comme dimension de la réalité quadridimensionnelle, le temps comme coordonnée […] pour décrire le changement et le mouvement, ce temps est réel et objectif, non subjectif ou idéal ». Ne le savions-nous pas, nous qui voyons chaque matin notre visage un peu plus vieux dans le miroir ?

vendredi 5 juin 2009

Immagini

Un petit dessin, dit-on volontiers, vaut mieux qu’un long discours. Sur l’utilisation de l’image en science, à des fins pédagogiques, illustratives, explicatives ou même à des fins « heuristiques », pour employer le mot pompeux des philosophes (en langage ordinaire et non savant : pour faciliter le processus de découverte), il existe des bibliothèques entières. Dans le numéro d’avril 2009 de l’excellente revue italienne Sapere, on trouvera une nouvelle (modeste) contribution à cette abondante littérature, sous la forme d’un intéressant article d’Alessandro Pascolini, professeur de physique à l’Università di Padova.
Joliment intitulé Dalla descrizione all’evocazione, cet article s’inscrit dans la grande tradition de réflexion érudite essentiellement appuyée sur l’histoire et les auteurs classiques qui est encore terriblement vivante dans le pays de Dante (pour le meilleur, mais aussi parfois pour le pire). Pour expliquer le rôle des images dans la production et la communication de la science, Platon, Aristote, Cicéron, Dioscoride, Thomas d’Aquin, Galien, Leibniz, Kant, Wittgenstein et quelques autres sont donc ici dûment convoqués. Au milieu de ce feu d’artifice de noms et de citations, on trouvera toutefois aussi d’éclairantes réflexions sur les avantages et les risques de l’emploi des images en science, illustrées (c’est le mot) d’exemples tirés de travaux contemporains.
Le premier aspect évoqué est le recours aux images dans le processus scientifique lui-même. Des Denkexperimenten d’Albert Einstein aux petits schémas d’électrodynamique quantique de Richard Feynman (deux physiciens connus pour leur propension particulière et leur remarquable capacité à penser visuellement), en passant par les multiples utilisations de la microscopie, l’histoire des sciences est remplie d’exemples de progrès basés (au moins en partie) sur l’utilisation de représentations figuratives, qu’il s’agisse d’images réelles (dessins, photographies) ou d’images mentales.
Il est toutefois important, fait remarquer Pascolini, de bien garder à l’esprit le statut des images ainsi produites ou exploitées. Les travaux en physique des hautes énergies menés au Fermilab ou sur les grands accélérateurs du CERN, souligne-t-il plus spécialement, font appel à des représentations visuelles de milliers « d’événements » (des collisions entre particules). « Ma cosa si "vede" effettivamente ? Che relazione hanno queste immagini con il mondo reale ? […] Queste immagini sono, di fatto, realizzazioni visuali di modelli teorici non solo della realtà fenomenica ma anche dello stesso apparato di misura ? »
La même vigilance critique s’applique dans le cas du recours à des images en matière de vulgarisation scientifique ou d’enseignement de la science. Auxiliaires précieux de la pédagogie des sciences, les images peuvent aussi sérieusement fourvoyer ceux à l’attention de qui on les emploie dans de mauvaises directions. Dans le cas des images mentales, par exemple, je me souviens d’un exemple fameux figurant dans un des premiers ouvrages de philosophie de Jean-Paul Sartre, intitulé L’imaginaire, rédigé à l’époque où celui qui n’était pas encore le « pape de l’existentialisme » découvrait avec enthousiasme la phénoménologie de Husserl. Lorsque je lis la phrase « un peuple se révolte d’autant plus violemment qu’il a été fortement opprimé », écrivait-il, l’image qui me vient à l’esprit est celle d’un ressort comprimé par une grosse pierre. Mais cette image est parfaitement contradictoire avec l’idée exprimée, parce que, si lourde que soit la pierre, en bonne physique, disait-il en substance (remarque digne d’être notée sous la plume d’un homme qui ne s’intéressait notoirement pas du tout à cette discipline), jamais le ressort n’accumulera suffisamment d’énergie pour la projeter en l’air ou simplement la renverser.
On dira la même chose des images « réelles », qui sont potentiellement tout aussi dangereuses, du fait des nécessaires limites de la correspondance entre la représentation et ce qui est représenté, bien sûr, mais aussi de la charge émotionnelle qu’une image possède toujours, bien davantage encore que les mots : « In tutti questi contesti, prevale l’effeto evocativo ed emozionale delle immagini, con tutti i conseguenti rischi interpretativi : nel comunicare scienza, bisogna correre consapevolmente questi rischi, valutandoli in modo da poterli controllare, valorizzando la richessa e la freschessa insita nelle immagini ».
Je ne peux pas penser aux connotations émotionnelles des images sans que me revienne en mémoire une réaction étonnante d’un des responsables des questions de politique de recherche dans l’administration européenne à l’époque (pré-diluvienne) où je m’y occupais d’information. Pour illustrer la couverture d’une brochure de présentation des activités communautaires (comme on disait alors) de recherche, j’avais choisi une image d’une cellule photovoltaïque en perspective fuyante, d’un incontestable effet esthétique. Elle fut refusée de la manière la plus énergique avec l’argument suivant : « Cela ne va pas du tout. Vous ne voyez pas ces rubans métalliques insérés dans le silicium, qui semblent se rejoindre à l’infini ? On dirait tout à fait des rails de chemin de fer. Mais le chemin de fer, c’est le passé, et la recherche, c’est l’avenir ». Et on utilisa une autre photo.

Big is not (necessarily) the most useful

A quatre-vingt-cinq ans, le physicien américain d’origine britannique Freeman Dyson n’a pas fini de nous surprendre et de nous impressionner. Tout au long d’une carrière franchement atypique, non par son déroulement (une fois installé à Princeton, il n’en est plus jamais sorti), mais par la variété et l’originalité des sujets auxquels il s’est intéressé (la propulsion spatiale par l’énergie atomique, la colonisation de l’espace, la fin de l’univers), l’homme s’est fait une solide réputation de touche-à-tout extraordinairement doué mais marginal et excentrique, défendant avec brio des idées hérétiques qui furent, de fait, souvent considérées comme farfelues, sans qu’il fût pourtant possible de ne pas les prendre en considération, venant d’un esprit aussi brillant.
Certaines de ses vues et de ses prises de position lui ont valu des volées de critiques acerbes, par exemple son scepticisme au sujet de l’ampleur du phénomène de changement climatique et sa conviction qu’on pouvait régler le problème par des plantations massives de végétaux absorbant le CO² ; ou sa vision prophétique et messianique d’un avenir humain façonné par les biotechnologies.
Dans le domaine qu’il connaît le mieux, qui est la physique, les idées de Dyson ne sont toutefois pas de celles qu’on écarte facilement, et tout ce qu’il dit et écrit en la matière mérite d’être considéré très sérieusement. Une nouvelle preuve de ceci, comme de son irrésistible propension à s’écarter du consensus et de l’orthodoxie, ainsi que de son éclatant talent de vulgarisateur, nous est donnée dans un article qu’il vient de publier dans The New York Review of Books, dont il est un contributeur régulier.
L’article en question se présente à première vue comme la recension d’un ouvrage récent du Prix Nobel de physique américain Frank Wilczek, intitulé The Lightness of Being: Mass, Ether and the Unification of Forces, en hommage/clin d’œil au célèbre roman de Milan Kundera L’insoutenable légèreté de l’être. (Célèbre, mais certainement pas le meilleur livre de l’écrivain tchèque, dont le roman le plus fort, à mon avis, reste son premier, La plaisanterie, et que, davantage que comme un auteur de fiction, je retiendrai comme un puissant essayiste, dont les réflexions sur la littérature et les écrivains - voir son dernier ouvrage Une rencontre - s’impriment profondément dans les esprits).
Dans son livre, Frank Wilczek présente l’état du savoir en physique des particules, en mettant en lumière, dans la perspective de l’établissement d’une théorie unitaire des forces physiques, le contexte et la portée de la découverte qui lui a valu la suprême distinction scientifique, celle de ce phénomène connu sous le nom un peu hermétique de « liberté asymptotique dans la théorie de l’interaction forte » : en un mot, l’idée que, parce que le comportement de deux des quatre forces fondamentales de la matière, l’interaction forte et l’interaction faible, est à courte distance exactement l’inverse de ce qu’il est à longue distance, à courte distance, l’interaction forte, qui est forte à longue distance, devient si faible que les particules auxquelles elle s’applique, les hadrons, peuvent être considérées comme quasiment libres. Avec ce talent, pour lequel il est justement réputé, de rendre les théories les plus complexes et les plus abstruses compréhensibles et lumineuses pour les profanes, Freeman Dyson nous explique tout cela d’une manière très convaincante.
Ce développement pédagogique et le compte rendu du livre ne représentent toutefois que la première moitié de l’article, dont la partie de loin la plus intéressante est en réalité la seconde. Dans cette seconde partie, Dyson s’emploie à démontrer la faiblesse de certaines idées au sujet de l’avenir de la physique défendues par Wilzczek à la fin de son ouvrage, plus particulièrement à dénoncer le peu de bien fondé de son optimisme quant à la capacité des grands accélérateurs de particules comme le LHC du CERN (établi et exploité par les Européens à Genève) à nous mettre en présence des secrets ultimes de la matière et de l’univers.
Dyson appuie cette démonstration sur un magistral exposé de l’histoire de la physique des particules au cours des soixante dernières années, ainsi que des instruments développés à son usage. La physique des particules, nous rappelle-t-il, s’est développée après la seconde guerre mondiale à partir de l’étude des produits secondaires du rayonnement cosmique, que l’on commençait à pouvoir détecter. Au bout d’une dizaine d’années, c’est-à-dire à partir du milieu des années cinquante, pour explorer le monde de l’infiniment petit, on recourut de manière croissante à des accélérateurs de particules de plus en plus puissants, capables de générer, par la désintégration de particules entrant en collision à des énergies très élevées, toute la faune des entités et sub-entités aux noms étranges que nous connaissons aujourd’hui, un peu décourageante, il faut le dire, par son ampleur et sa variété.
Une partie des physiciens, fait remarquer Dyson, continuaient à avoir recours, pour étudier les rayons cosmiques et d’autres types de rayonnements naturels, à des détecteurs « passifs ». Mais ils constituaient une minorité chaque jour un peu plus marginale, écrasée par le triomphe des grands accélérateurs. S’appuyant sur une analyse des contextes expérimentaux dans lequel ont eu lieu les grandes découvertes des dernières décennies dans le domaine de la physique des particules, Dyson affirme que cette concentration quasiment exclusive des efforts sur l’exploitation des accélérateurs de grande puissance était une erreur ; et que l’abandon, en tous cas relatif, des détecteurs passifs, a fait perdre à la physique de nombreuses occasions de progrès théoriques.
Ne pourrait-on donc y revenir ? A côté des arguments scientifiques, Dyson invoque en faveur des détecteurs passifs des considérations financières. Les détecteurs passifs sont, de fait, moins chers à construire et à exploiter que les grands accélérateurs, raison pour laquelle, souligne-t-il, les pays qui ont fait le choix de continuer à les développer, comme le Canada et le Japon, étaient précisément ceux qui ne pouvaient pas se payer des accélérateurs de particules. En réalité, les grands détecteurs passifs ne sont pas si bon marché que Dyson le laisse entendre, et dans les motivations des pays qui ont fait le choix d’en développer (Dyson mentionne le Japon et le Canada, en oubliant l’expérience conduite dans le tunnel du Gran Sasso au cœur du massif des Apennins en Italie), les aspects de coûts n’étaient pas les seuls éléments entrant en ligne de compte.
A l’heure où les problèmes techniques que connaît le LHC et les difficultés financières auxquelles se heurte le CERN font s’interroger sur l’avenir du projet, et face à la perspective d’une hausse continue des coûts de ces machines de plus en plus puissantes (donc de plus en plus chères) que les différentes communautés scientifiques nous déclarent indispensables au progrès des connaissances ou à l’avenir de l’humanité, des réflexions comme celles que nous propose Freeman Dyson méritent cependant assurément l’attention.

vendredi 6 février 2009

Deux économistes à New York

Deux amis

Dans le cadre d’une série d’émissions baptisée Au cœur de la nuit (Durch die Nacht mit), qui mérite parfaitement son nom puisque le programme se termine à minuit et demie, la chaîne de télévision franco-allemande ARTE a diffusé un reportage insolite et intéressant réalisé par Edda Baumann-von Broen, une journaliste allemande établie aux États-Unis.
Durant toute une soirée, la réalisatrice a accompagné à New York deux professeurs d’économie parmi les plus fameux aux États-Unis et dans le monde : le Prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz, ancien conseiller économique de Bill Clinton et ex-économiste en chef de la Banque Mondiale, qu’il n’est presque plus nécessaire de présenter ; et l’homme que The New York Times a surnommé « the guru of Wall Street gurus », Bruce Greenwald, de l’Université de Columbia, spécialiste renommé de la question de la valeur d’investissement (value investing), une approche particulière des placements boursiers.
Souvent présenté comme un des pères du « nouveau Keynésianisme », et connu pour ses travaux sur la mondialisation, Joseph Stiglitz est un économiste « liberal ». Proche des milieux conservateurs et de ceux de la finance, Greenwald est un théoricien de l’autre bord. Mais ils ont écrit des ouvrages ensemble, ils sont amis et s’entendent visiblement très bien, tout en plaisantant sur leurs divergences politiques. « De manière générale, êtes-vous optimistes ou pessimistes en matière économique », leur demande-t-on. Réponse de Greenwald : « Joe est optimiste quand les démocrates sont au pouvoir, et pessimiste lorsque ce sont les républicains. Et lorsqu’il est pessimiste, moi, je suis optimiste ».
Les deux hommes ont une allure et un style très différents, en contradiction frappante avec leurs positions idéologiques. Un homme de gauche, Stiglitz est pourtant habillé de manière très stricte et conventionnelle : costume trois-pièces, cravate, manteau bien coupé. Mais Greenwald se présente de manière très décontractée, col ouvert et en blouson (un blouson Prada, sans doute, mais c’est le principe qui compte).
Plutôt de petite taille, s’exprimant d’une voix posée avec un accent d’Oxford, Stiglitz a le léger embonpoint caractéristique des intellectuels sexagénaires. Greenwald est, lui, « énorme » dans tous les sens du mot : obèse, même par rapport aux standards américains, corpulent au point de marcher avec difficulté, en s’appuyant sur une canne, il parle haut et fort et éclate d’un rire tonitruant toutes les trois minutes.
Des deux, il est le plus pittoresque et le plus haut en couleur : jovial, sarcastique à la limite du cynisme, les yeux brillants de gaieté, il est aussi très sûr de lui et volontiers péremptoire. Plus discret et réservé, Stiglitz pose davantage de questions qu’il ne fait de déclarations. Il est vrai que le sujet de leur conversation est la crise financière, plus particulièrement dans ses aspects boursiers, dont Stiglitz est moins familier que son ami.

Courtiers, journalistes et marchands d’art

Le reportage est construit autour d’une série de rencontres entre les deux distingués scholars et plusieurs acteurs New Yorkais de l’économie et de la finance : un responsable du Stock Exchange de Wall Street, un vendeur d’art suisse du nom de Simon de Pury, un reporter du Wall Street Journal, un agent immobilier. Avec chacun d’eux, Stiglitz et Greenwald discutent de la crise : comment s’est-elle déclarée dans leur secteur, à quel point les effets s’en font-ils sentir, etc. Souvent, l’entretien prend un tour amusant. « Qu’envisagez-vous pour l’avenir », demandent les deux économistes au marchand d’art et à l’agent immobilier. « Eh bien, cela dépend de la durée de la crise. Vous êtes les spécialistes, que prévoyez-vous ? » Stiglitz et Greenwald semblent d’accord qu’il faut s’attendre à une récession grave d’au moins deux ans. Après, on verra. Cela dépend.
On apprend un certain nombre de choses. Oui, le marché de l’art est déprimé. Tout comme celui de l’immobilier. Le marché des appartements de luxe est affecté, certes, mais pas trop. Il faut dire que les prix s’étaient élevés à des hauteurs ahurissantes, proprement vertigineuses. Des biens qui valaient dix millions de dollars il y cinq ans se vendaient à trente, quarante ou cinquante millions de dollars juste avant la crise. (Que peut-on acheter pour dix millions de dollars à New York ? Un penthouse avec vue sur Central Park ? Ce n’est peut-être même pas sûr).
Les deux entretiens avec le responsable de la Bourse et le journaliste étaient les plus intéressants. Oui, les traders avaient perdu la tête et ne réalisaient qu’imparfaitement les risques qu’ils prenaient. Mais, dans l’ensemble, tout le monde savait que cela ne pouvait pas durer éternellement, que, tôt ou tard, les choses allaient tourner mal. Simplement, personne n’arrêtait, parce que chacun voulait faire un maximum de profit avant l’inévitable catastrophe. Comme pratiquement tous les commentateurs, à plusieurs reprises, tant Stiglitz que Greenwald font à cet égard le parallèle avec le krach de 1929.
Entre leurs rendez-vous et au cours de ceux-ci, les deux économistes, qui sillonnent les rues de Manhattan dans une limousine noire de la taille d’un petit paquebot, se livrent à des confidences. Joseph Stiglitz se rappelle avoir publié un article qui prédisait les événements de cet hiver il y a plus de dix ans. Lorsqu’ils passent à proximité de « Ground Zero », Greenwald révèle que le 11 septembre 2001, il avait été invité à un petit déjeuner de presse dans la tour nord du World Trade Center. Il avait décliné (on l’aurait deviné). Il raconte aussi en détail les aventures financières de son neveu. Il y a un certain temps, il avait été décidé de confier à celui-ci, pour l’investir aussi judicieusement que possible, une partie importante du patrimoine de la famille : deux millions et demi de dollars qui se sont rapidement transformés en cinq millions, puis bien davantage. Avec la crise, son capital a brusquement dégringolé à deux millions et demi de dollars, et même plus bas encore. Mais il avait eu le bon sens de souscrire une assurance, et au moment où tout semblait perdu, il a été indemnisé à hauteur de six millions de dollars.
A un moment donné, traversant Chinatown, les deux hommes descendent de voiture. Greenwald, dont la nourriture est visiblement une passion, fait goûter à son ami deux sortes différentes de sandwichs chinois fourrés à la viande de porc, dont il se délecte. C’est l’occasion de parler de la mondialisation, de ses avantages et de ses inconvénients. Moitié sérieusement, moitié pour plaisanter, comme c’est le plus souvent le cas avec lui, Greenwald affirme que la solution au problème du changement climatique est d’entasser les gens dans les villes, pour limiter les déplacements et les dépenses d’énergie.
La soirée se termine par un dîner en tête à tête au fameux restaurant Steak House Grill le Delmonico’s. Greenwald n’a pas terriblement faim, « à cause des sandwichs chinois », mais il commande tout de même un filet pur et des « Delmonico’s potatoes ». Il n’y en a plus. Il se rabat sur des pommes de terre frites ordinaires. On interroge le garçon sur les effets de la crise sur la fréquentation du restaurant et sur la gestion des stocks de « Delmonico’s Potatoes ».
Stiglitz informe son interlocuteur que le Secrétaire général de l’ONU l’a chargé d’une mission d’étude qui pourrait notamment déboucher sur une réforme du FMI. Greenwald lui donne un conseil : « Les gens n’aiment pas les idées nouvelles. Fais référence à Keynes aussi souvent que tu le peux ». Puis, il fait, au sujet des répercussions de la crise, des prévisions un peu bizarres. C’est en Allemagne que ses conséquences seront les plus profondes, affirme Greenwald, « parce que le pays est le plus industrialisé ». L’opinion générale est plutôt que les pays européens qui souffriront le plus sont le Royaume-Uni, parce que l’économie financière s’y est développée aussi fort qu’aux États-Unis, et l’Espagne, parce que son économie est largement « tirée par le crédit » et que la construction et l’immobilier y jouaient un rôle central.
Stiglitz sort son portefeuille pour payer l’addition et raconte à Greenwald l’histoire du film Slumdog Millionnaire. Greenwald fait la démonstration qu’il connait les noms de tous les personnages illustres dont les portraits figurent sur les différents billets de banque américains : George Washington pour le billet de un dollar, bien sûr, mais aussi Alexander Hamilton pour celui de dix dollars, Andrew Jackson pour celui de vingt, Ulysses Grant pour le billet de cinquante dollars, etc. Il peut même identifier, en fonction d’une lettre-code qu’on trouve sur chaque billet, la banque fédérale qui l’a émis (New York, Boston ou Philadelphie).

Une affaire d’hommes

Que retenir de tout cela ? Dire qu’on en sait beaucoup plus sur la crise économique et financière après avoir vu ce film serait très exagéré, pour le dire gentiment. Ceux qui l’ignoraient encore auront été frappés par le luxe dans lequel vivent les Happy Few qui composent l’élite économique super-privilégiée de New York. Le New York qu’on a eu sous les yeux n’est en effet clairement pas celui des pauvres noirs sans logis et des vendeurs de crack des rues du Bronx. L’appartement occupé par l’agent immobilier est une espèce de petit palais étalé sur un étage, décoré avec ce luxe de mauvais goût dont certains riches américains semblent avoir le secret ; et le bureau du marchand d’art est un petit musée « postmoderne » orné de « jouets artistiques » chinois qui ne feront le bonheur d’aucun enfant, de fauteuils signés de grands noms qui ressemblent à des instruments de torture, et d’un lampadaire en forme de spirale doté d’un numéro de téléphone, sur lequel s’affichent les messages sms qu’on lui envoie. (Son créateur a baptisée cette lampe du joli nom de Lolita, preuve de son génie et de sa clairvoyance, souligne Simon de Pury, parce que ce n’est qu’après avoir terminé son œuvre qu’il a pris connaissance de la célèbre phrase qui ouvre le roman du même nom de Vladimir Nabokov : « Lolita, light of my life »).
Dans l’ensemble, on aura cependant pu passer une heure en compagnie de deux personnes intelligentes et attachantes. Et on aura pleinement réalisé à quel point l’économie reste une science pleine d’incertitudes et limitée dans sa capacité prédictive. Plus généralement, on aura compris combien l’économie dans les deux sens de ce mot (economy et economics, la réalité économique et la science économique), est et demeure, pour le meilleur et pour le pire, une affaire d’hommes : ce sont bien des hommes qui en sont les acteurs, avec toutes leurs qualités mais aussi leurs faiblesses et leurs défauts, et ce sont des hommes qui l’étudient, avec toutes les possibilités qu’ils ont de se tromper.
Last but not least, on aura eu le plaisir d’entendre à plusieurs reprises quelques mesures de la musique envoûtante de Philip Glass, que la réalisatrice a eu l’heureuse idée de choisir comme illustration sonore pour son film, et dont les accents étranges accompagnaient invariablement le glissement majestueux de la limousine des deux économistes dans les lumières de la nuit de New York.