jeudi 26 juin 2008

Huxley, Orwell et le monde selon Tocqueville

Deux cauchemars

Dans l’avant-propos de son livre sur la télévision intitulé Amusing Ourselves to Death, Neil Postman, théoricien américain de la communication, de la culture et de l’éducation décédé il y a cinq ans, pour éclairer le présent, comparait deux visions de l’avenir qui ont été proposées dans le passé ; deux « futurs d’antan », pour employer la jolie expression qui sert de titre à une rubrique de la revue française de prospective Futuribles : ceux dont nous offrent l’image les deux romans d’anticipation sociale les plus célèbres du XXe siècle, 1984 de George Orwell et Le meilleur des mondes (Brave New World) d’Aldous Huxley.
« Contrairement à une opinion répandue même chez les gens cultivés », faisait remarquer Postman, « les prophéties d’Huxley et d’Orwell sont très différentes l’une de l’autre. Orwell nous avertit du risque que nous courons d’être écrasés par une force oppressive externe. Huxley, dans sa vision, n’a nul besoin de faire intervenir un Big Brother pour expliquer que les gens seront dépossédés de leur autonomie, de leur maturité, de leur histoire. Il sait que les gens en viendront à aimer leur oppression […] Orwell craignait ceux qui nous priveraient de l’information. Huxley redoutait qu’on ne nous en abreuve au point que nous en soyons réduits à la passivité et à l’égoïsme. Orwell craignait qu’on ne nous cache la vérité. Huxley redoutait que la vérité ne soit noyée dans un océan d’insignifiances. […] Orwell craignait que ce que nous haïssons ne nous détruise. Huxley redoutait que cette destruction ne nous vienne plutôt de ce que nous aimons. »
L’analyse à laquelle se livrait Postman dans cet ouvrage portait en priorité sur l’évolution des médias, de la presse, de l’information et des moyens de communication. Mais elle avait clairement des implications pour la vie sociale dans son ensemble. L’idée de Postman était que la société américaine de l’époque où il écrivait (c’est-à-dire d’il y a vingt-cinq ans) ressemblait bien davantage au monde aliénant de plaisirs obligatoires décrit par Huxley dans son fameux roman qu’à l’univers de terreur dépeint par Orwell.
Les visions d’Orwell et d’Huxley sont emblématiques de deux images possibles de l’avenir de la planète que l’on trouve dans de nombreux romans et films de science-fiction, mais aussi des essais de réflexion politique et des livres de critique sociale. Elles correspondent à deux fantasmes qui nous obsèdent : d’une part, celui d’une société totalitaire dans laquelle un État tout-puissant régit tous les aspects de la vie des individus, leur comportement, leur langage, leurs pensées, et se fait obéir d’eux par la coercition, la terreur et la torture, en s’appuyant sur une bureaucratie omniprésente, la surveillance généralisée et l’encouragement de la délation des déviants ; de l’autre, un univers de consommation frénétique, d’hédonisme institutionnalisé et de matérialisme décadent, dominé par un ou plusieurs conglomérats d’entreprises qui manipulent les désirs des individus, où tout est achetable et vendable et où des citoyens complètement aliénés sont mus et entraînés par un irrépressible désir de jouir et de posséder.
En d’autres mots, d’un côté, l’univers de Franz Kafka, qui est aussi celui des films Brazil de Terry Gilliam (ouvertement inspiré de 1984), THX 1138 de Georges Lucas ou Minority Report de Steven Spielberg, d’après une nouvelle de Philip K. Dick ; de l’autre, le monde « anomique » décadent et violent des romans de J. G. Ballard et, précisément, de Philip K. Dick, dont la vision hallucinée d’un avenir façonné par la technologie était assez puissante pour embrasser ces deux formes différentes de cauchemars, qui ne sont d’ailleurs pas mutuellement exclusives : comme le montrent, dans l’histoire, l’exemple de la Rome antique à l’époque des derniers Empereurs, ou celui de la Chine aujourd’hui, les deux modèles ne sont pas incompatibles, régimes autoritaires et société marchande et matérialiste peuvent parfaitement coexister, au moins pour un temps.
Dans l’ensemble, on est cependant assez tenté de souscrire au diagnostic de Neil Postman. Certes, notre monde reste par endroits très « kafkaïen », on y trouve encore de somptueuses poches de bureaucratie et d’absurdité administrative. Mais depuis l’effondrement du communisme, le spectre qui hante notre avenir n’est plus d’abord et avant tout celui du totalitarisme. C’est plutôt celui d’une société individualiste et ludique de marché généralisé, d’où la solidarité aurait disparu avec presque toutes les autres valeurs traditionnelles, où le monde différencié et chatoyant des idées aurait définitivement fait place à celui des slogans publicitaires simplistes, où les rapports sociaux prendraient systématiquement la forme de transactions commerciales et où tout se transformerait en profit, nous condamnant en quelque sorte à mourir de faim au milieu de l’opulence, à la manière du roi Midas de la légende qui transformait en or tout ce qu’il touchait, même la nourriture qu’il portait à sa bouche.
De ce point de vue, il est un écrivain chez qui l’on peut trouver une excellente préfiguration de ce qu’est le monde aujourd’hui, en même temps que l’explication la plus complète et convaincante des raisons pour lesquelles il ne peut en aller autrement : Alexis de Tocqueville.

Tocqueville, visionnaire

Depuis quelques années, on assiste à une redécouverte des théoriciens historiques du libéralisme, plus particulièrement dans les milieux progressistes. Les intellectuels de gauche réalisent à quel point les vues d’Adam Smith sur l’économie de marché étaient beaucoup plus riches, nuancées et pétries d’humanisme que l’image qu’en donnent beaucoup de ceux qui se réclament de lui, ou que la caricature qu’en offre la vulgate « néolibérale ». Et ceux qui l’ignoraient prennent conscience de la grandeur de John Stuart Mill, qui a écrit sur les libertés civiles et la condition des femmes des pages qui conservent aujourd’hui une bonne partie de leur caractère révolutionnaire et de leur charge subversive.
Un des plus intéressants et le plus visionnaire de ces penseurs est à l’évidence Alexis de Tocqueville. Héros de toujours d’intellectuels libéraux comme le philosophe Raymond Aron, l’historien François Furet, le sociologue Raymond Boudon, l’essayiste Jean-François Revel ou l’écrivain Mario Vargas Llosa, Tocqueville apparaît aujourd’hui, aux yeux d’un cercle bien plus large, comme le vrai penseur de la société contemporaine. De fait, on ne peut qu’être frappé en le lisant de la pertinence et la pénétration de ses analyses, et de la manière dont ses observations s’appliquent au monde d’aujourd’hui.
Le fait dont part Tocqueville est l’irrésistible « égalisation des conditions » qu’il a observée lors de son voyage aux Etats-Unis et en laquelle il voit la caractéristique fondamentale des sociétés modernes. Aristocrate, Tocqueville était nostalgique des valeurs associées à un état de la société en train de disparaître. Mais il était réaliste et conscient que rien n’entraverait l’évolution engagée. Et il était passionnément attaché à la liberté, qu’il voulait défendre contre tout ce qui la menace. La passion des hommes pour l’égalité étant plus forte que leur goût de la liberté, faisait-il en effet remarquer, les « sociétés démocratiques », dont les Etats-Unis fournissent le modèle, seront toujours tentées de sacrifier la seconde à la première. Pour Tocqueville, le danger qui les guette est donc de glisser dans le despotisme, qui peut prendre différentes formes : tyrannie de la majorité sur la minorité, mais aussi pouvoir « immense et tutélaire » d’un État tout-puissant né de l’incoercible tendance à la centralisation administrative.
Sous le titre De la démocratie en Amérique, Tocqueville a publié, à cinq ans d’intervalle, deux ouvrages différents. Dans le premier, il décrit et analyse les institutions politiques américaines et explique leur fonctionnement. Mais le second ouvrage va beaucoup plus loin. Plus profond, il n’a les Etats-Unis que pour prétexte, son véritable sujet étant les « sociétés démocratiques », qui sont examinées dans leur contraste avec les « sociétés aristocratiques », par définition différentiées.
Tout à fait conscient de la portée de ses analyses, Tocqueville la souligne explicitement : « Ce que je dis de l’Amérique s’applique […] à presque tous les hommes de nos jours. La variété disparaît au sein de l’espèce humaine ; les mêmes manières d’agir, de penser et de sentir se retrouvent dans tous les coins du monde. Cela ne vient pas seulement de ce que tous les peuples se pratiquent davantage et se copient plus fidèlement, mais de ce qu’en chaque pays les hommes, s’écartant de plus en plus des idées et des sentiments particuliers à une caste, à une profession, à une famille, arrivent simultanément à ce qui tient de plus près à la constitution de l’homme, qui est partout la même. »
Aux yeux de Tocqueville, les sociétés modernes sont caractérisées par une série de traits solidaires. L’individualisme, tout d’abord : « Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; […] il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul […]. » En liaison avec cette caractéristique, les sociétés démocratiques sont aussi matérialistes et hédonistes : « L’habitant des Etats-Unis s’attache aux biens de ce monde, comme s’il était assuré de ne point mourir, et il met tant de précipitation à saisir ceux qui passent à sa portée qu’il craint à chaque instant de cesser de vivre avant d’en avoir joui. »
Les affiliations et les allégeances prévalant dans la société aristocratique s’étant défaites, les sociétés modernes sont également remarquables par la multiplicité de groupes et d’associations qu’on y observe, constitués sur la base de communautés d’opinions, de croyances ou d’intérêts à moitié réelles, à moitié imaginaires : « Dans les démocraties, où les citoyens ne diffèrent jamais beaucoup les uns des autres, et se trouvent naturellement si proches qu’à chaque instant il peut leur arriver de se confondre tous dans une masse commune, il se crée une multitude de classifications artificielles et arbitraires […]. »
Elles sont aussi marquées par le conformisme intellectuel, dominées par ce que Tocqueville appelle « les gros lieux communs qui mènent le monde » : « La vie [des hommes qui vivent dans les siècles démocratiques] est si pratique, si agitée, si compliquée, si active, qu’il ne leur reste que peu de temps pour penser. Les hommes des siècles démocratiques aiment les idées générales, parce qu’elles les dispensent d’étudier les cas particuliers […]. »
Dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville nous a ainsi fourni les clés nécessaires pour comprendre une série de traits en apparence contradictoires de la société contemporaine et du monde d’aujourd’hui : le mélange d’individualisme et de grégarisme, la combinaison du conformisme et de la volonté de se distinguer, la coexistence d’un fort matérialisme et de la survivance (voire du développement) des croyances religieuses, la fascination de la célébrité, la passion de l’enrichissement, la revendication des appartenances et des identités, la domination de l’économie et la fuite en avant technologique, la marchandisation du sexe et des sentiments, la tyrannie de l’opinion et l’influence des médias, le triomphe de la « pensée commune » et la dictature du « politiquement correct » : la liste est longue. D’autant plus longue qu’aux effets de la convergence évoquée par Tocqueville s’ajoutent les conséquences d’une américanisation des modes de vie à l’échelle de la planète, dont l’universalisation du « fast food » n’est que la manifestation la plus superficielle : bien plus profondes et préoccupantes sont la généralisation de la culture, du vocabulaire et des manières de penser du monde des affaires, ou la « juridisation » systématique des problèmes et des rapports sociaux.
Des hommes comme Raymond Aron et, plus encore, Raymond Boudon, se sont employés à présenter Tocqueville comme une espèce de sociologue avant la lettre, principalement préoccupé d’étudier la société de manière scientifique à l’aide d’une méthode solide et rigoureuse. Ce n’est pas comme cela que je le vois. Observateur et acteur de la vie politique, Tocqueville est pour moi un humaniste dans la tradition de Montaigne et de Pascal, qu’il admirait et dont on trouve une trace des idées et un écho de nombreuses formules dans bien des pages de la seconde Démocratie en Amérique. C’était aussi un exceptionnel écrivain au style simple et superbe, comme le montrent, à côté de ses maîtres-livres, ses merveilleux Souvenirs ou son élégante correspondance. Quoi qu’il en soit, parce qu’il observait attentivement ce qu’il voyait autour de lui, y réfléchissait intensément et essayait de le décrire sans préjugés dans une langue claire et précise, plus que n’importe qui d’autre, il a su capter et faire saisir des caractéristiques essentielles de la société moderne, si fondamentales qu’elles déterminent encore largement le fonctionnement du monde contemporain.
Certes, Alexis de Tocqueville n’a pas tout anticipé de ce qu’est le monde aujourd’hui, ni de ce qu’il pourrait devenir. Il n’a prévu ni l’essor démographique, ni l’explosion technologique et ses conséquences intellectuelles, psychologiques et sociales, ni l’épuisement des ressources énergétiques et naturelles, ni l’impact de la combinaison de ces facteurs, qui conditionnent notre avenir, dans un environnement physiquement limité. Mais en dessinant la forme générale des rapports sociaux dans un monde modelé par l’égalité des conditions, et en analysant ses conséquences, il nous aide à comprendre la société mondiale dans lequel nous vivons et les mécanismes qui gouvernent son évolution.

Le monde de demain

Une population réduite et vieillissante de nantis perdus dans des rêves de jeunesse éternelle, voire d’immortalité, obsédés par les plaisirs, le sexe, la célébrité et l’acquisition de biens matériels ; tout occupés, dans un univers de mégalopoles saturé de technologies, à se réfugier dans des mondes imaginaires et le divertissement de jeux dont la cruauté est souvent un ingrédient, tandis que sur le reste de la planète à moitié détruite on se bat pour survivre ; assiégés dans une forteresse férocement gardée, contre les remparts de laquelle viennent battre des vagues de jeunes pauvres affamés : parfois, en regardant les actualités télévisées du soir, on a l’impression de se trouver plongé dans un univers de science-fiction, celui des films Soleil Vert ou Blade Runner (Los Angeles en 2019 selon Ridley Scott, n’est-ce pas un peu Las Vegas ou Shanghai aujourd’hui ?)
Sommes-nous déjà, vivrons-nous bientôt, dans le monde d’Huxley, dans celui d’Orwell, voire dans un monde combinant leurs pires traits à tous deux ? Alexis de Tocqueville, qui a déploré le sort fait aux Indiens d’Amérique et leurs conditions d’existence, dénoncé l’esclavage des Noirs, critiqué les idées racistes de Gobineau, plaidé pour une colonisation humaine en Algérie et proposé, pour lutter contre le paupérisme et faire disparaître la misère, des mesures de charité publique très éloignées du « laissez-faire » des libéraux radicaux, était un homme éclairé et généreux. Plutôt pessimiste de tempérament, c’était aussi quelqu’un qui s’efforçait de rester optimiste au sujet de la capacité des hommes d’influencer leur histoire et leur destin : « Les nations de nos jours ne sauraient faire que dans leur sein les conditions ne soient pas égales ; mais il dépend d’elles que l’égalité les conduise à la servitude ou à la liberté, aux lumières ou à la barbarie, à la prospérité ou aux misères. » Peut-être. Dans les limites où prendre conscience d’un état de fait et comprendre les raisons qui en rendent compte peut contribuer à influencer l’évolution de la situation dont il est le reflet, à la manière dont les réflexions de Montaigne nous soutiennent dans la conduite de notre vie individuelle, les analyses de Tocqueville peuvent collectivement nous aider à faire en sorte que le monde de demain ne soit ni celui d’Huxley, ni celui d’Orwell, ni aucun des mondes terribles et effrayants que nous proposent la littérature et le cinéma d’anticipation, mais quelque chose d’autre, dont nous n’avons pas encore idée aujourd’hui.

jeudi 19 juin 2008

Les séries télévisées policières et la vie


Un monde absorbant

Jack Malone, le patron du service des personnes disparues du FBI à New York, les inspecteurs Olivia Benson et Elliot Stabler de l’ « unité spéciale des victimes » de la police de la même ville, leurs collègues Robert Goren et Mike Logan de la section criminelle, Lili Rush, du service des affaires classées de la police de Philadelphie, et le Dr Gil Grissom, chef de la police scientifique de Las Vegas, sont entrés dans ma vie et je ne vois pas qu’ils en sortent de sitôt.
Je ne suis pas le seul dans ce cas. Produites et diffusées par les grandes chaînes d’outre-Atlantique, les séries télévisées policières de Jerry Bruckheimer et Dick Wolf ont envahi les écrans du monde entier. Et leurs héros font partie de l’existence de millions de gens, qui commentent ce qui leur arrive et jaugent leur comportement, analysent leur caractère et leurs réactions, font des hypothèses sur l’évolution de leurs aventures amoureuses et discutent des péripéties de leur vie familiale, sentimentale et privée, comme on le fait de celle de vieux amis ou de collègues de travail.
« Comment expliquez-vous l’engouement du public [pour les séries télévisées américaines] ? » demandait-on au romancier Philipe Dijan, amateur de ce genre au point de l’avoir transposé en littérature ? « La qualité », répondit-il. De fait, la première chose qu’on en envie de dire au sujet de beaucoup des « séries télé » de la génération la plus récente, c’est qu’elles sont très bien faites. C’est incontestablement le cas de FBI : portés disparus (Without a Trace) ; New York : unité spéciale (Law and Order: Special Victims Unit) ; New York : section criminelle (Law and Order: Criminal Intent) ; Cold Case : affaires classées et Les experts (CSI: Crime Scene Investigation) dans sa version originale, dont les histoires se passent à Las Vegas, ainsi que l’une de ses versions dérivées, Les experts : Manatthan (CSI: New York).
Il est vrai qu'on ne peut affirmer la même chose de toutes. Esprits criminels (Criminal minds), par exemple, qui raconte les exploits d’un groupe de profilers traquant les criminels en établissant leur profil psychologique, est nettement moins convaincant. Quant au troisième « clone » de la série Les Experts, CSI: Miami, c’est, à l’opinion générale, une série assez médiocre : personnages sans épaisseur, dialogues stéréotypés, couleurs saturées et criardes, sujets racoleurs dans l’atmosphère sordide (fric, sexe et drogue) d’une capitale de la Floride dépeinte avec complaisance.
Mais à ces quelques exceptions près, les séries policières contemporaines sont d’un niveau tout à fait comparable à celui de très bons films pour grand écran (Clive James, le formidable critique et homme de télévision australien vivant en Grande-Bretagne, a même été jusqu’à décréter que la série Les Sopranos était supérieure à la trilogie du Parrain qui l’a inspirée).

Informer, instruire et distraire

La télévision, selon une définition célèbre, a pour vocation « d’informer, instruire et distraire ». A leur manière, les séries policières nous instruisent. On apprend beaucoup de choses en les regardant. Sur la société américaine d’aujourd’hui, le fonctionnement du système judiciaire aux Etats-Unis et les incroyables ruses et finasseries des avocats, sur l’impact des développements politiques récents (le 11 septembre, le Patriot Act, la guerre d’Irak), ainsi que sur toutes de sortes de milieux et d’activités étranges : les confréries de nains, le culte de la Santeria parmi les immigrés cubains, les pactes de virginité entre adolescents, les organisations d’aide mutuelle au suicide, les services de soutien aux personnes obèses, les amateurs de combat aux « paintballs » et le monde virtuel de la Second Life sur internet, pour donner quelques exemples.
Tout n’est pas d’une égale valeur informative. Les épisodes des différentes séries CSI, par exemple, proposent au titre d’illustration des méthodes de la police scientifique un feu d’artifice technologique complètement irréaliste. Les vrais experts des services de police ne manquent jamais de le souligner : si rien dans les techniques évoquées à grand renfort d’effets spéciaux spectaculaires n’est totalement inventé, dans aucun laboratoire de police au monde, même aux États-Unis, ne se trouve concentrée une telle quantité de technologies d’avant-garde. Et le temps mis pour obtenir des conclusions avec leur aide dans les séries n’a rien à voir avec ce qu’il est dans l’univers qui n’est pas celui de la fiction : dans le monde réel, une analyse ADN peut prendre plusieurs semaines, on ne la boucle pas en quelques heures. Mais il ne s’agit que d’une série parmi d’autres et d’un aspect bien particulier. Telles qu’elles sont montrées, les méthodes d’enquête utilisées par le FBI pour la recherche de personnes disparues, par exemple, sont beaucoup plus proches de ce qu’elles sont dans la réalité.
Les séries « distraient », bien sûr, et on les regarde avec plaisir. Les intrigues sont originales et l’exposé de l’histoire habilement mené, les différents éléments se dévoilant peu à peu grâce à des indices et des témoignages jusqu’à l’éclaircissement final du mystère. Les dialogues, vifs et constellés de répliques mémorables (one-liners), font progresser l’action. Le rythme du récit est soutenu et sans temps morts, des plans d’ouverture en pré-générique (teaser) qui lancent l’histoire, jusqu’au dénouement final. Les personnages sont toujours bien dessinés, y compris les plus froids comme celui de Mac Taylor (Gary Sinise) dans Les experts : Manhattan. Ils sont crédibles et consistants, même les plus excentriques et farfelus, comme le Dr Gil Grissom. Et ils sont souvent franchement attachants, comme Jack Malone et ses « agents spéciaux » du FBI, toute l’équipe de New York: unité spéciale ou celle de Cold Case.
De vieilles recettes du cinéma hollywoodien sont utilisées avec brio : des paires de seconds rôles opérant en tandem, drôles, cyniques, sarcastiques et passant leur temps à se taquiner, comme les personnages interprétés par Richard Belzer et le rappeur Ice-T dans New York : unité spéciale et les deux imposants inspecteurs « poids lourds » de Cold Case ; ou la présence tutélaire de figures paternelles sévères et bienveillantes, sous la forme de vieux briscards de la police pleins d’expérience et de sagesse et sans trop d’illusions sur la nature humaine et les responsables politiques : dans ces deux séries, ce sont respectivement le capitaine Cragen et le lieutenant Stillman. Puisés dans le réservoir incroyablement riche dont dispose l’industrie cinématographique américaine, les acteurs sont généralement très bons, leur jeu tout en nuances, subtilités et demi-teintes.
Le plaisir est aussi celui de la répétition d’éléments rituellement attendus : le passage en salle de dissection et les explications du médecin légiste dans CSI ; la ligne du temps sur laquelle on inscrit au fur et à mesure de leur découverte les événements ayant précédé la disparition des personnes recherchées dans FBI : portés disparus ; et les formules canoniques du jargon policier ou du langage judiciaire. À un collègue : « Qu’est-ce que nous avons ? » - « Une femme d’une trentaine d’années, avec des marques d’étranglement autour du cou et trois blessures saignantes à la jambe gauche, son corps a été découvert par le gardien du parc à huit heure du matin. » À un suspect : « Pour l’instant, je vous demanderai de ne pas vous éloigner et de ne pas quitter la ville ». À un témoin : « Si vous continuez, je vous fait arrêter pour obstruction à une enquête et entrave à la justice. » Et au coupable : « Je vous arrête pour… », et la célèbre formule de l’ « avertissement Miranda » : « Vous avez le droit de garder le silence. Dans le cas contraire tout ce que vous direz pourra être utilisé contre vous […] Vous avez droit [à] un avocat […] Si vous n’en avez pas les moyens, un avocat vous sera désigné d’office. »
On mentionnera aussi les éléments formels : les images sont souvent belles et cadrées avec recherche, la musique expressive et la bande originale soignée, celle de Cold Case, par exemple, est composée à partir des mélodies et des chansons qu’on entendait à l’époque où se sont produits les faits anciens que les enquêteurs essaient d’éclairer rétrospectivement.

Puissance de la fiction

Mais les histoires des séries policières font plus que nous instruire et nous distraire. Très souvent, elles nous touchent et nous émeuvent. Victimes, policiers, témoins, et même les criminels, y sont présentés de manière humaine, avec compréhension et compassion. Leurs enthousiasmes, leurs déceptions, leurs frustrations, leur rage, la douleur de ceux qui ont perdu un enfant, un père ou une mère, une femme ou un mari, la souffrance des enfants abandonnés et l’humiliation de ceux que la nature a mal lotis ou la société mal traités, sont évoqués avec sensibilité. Tout comme la tristesse du temps qui passe, ou la manière dont quelques secondes d’égarement peuvent briser une vie en deux. Rarement, le crime décrit est en effet le produit de la préméditation. Le plus souvent, il est le résultat d’un enchaînement de circonstances, d’un moment de folie, d’une « bagarre qui a dégénéré », comme c’est le plus souvent le cas dans le monde réel et les affaires dont s’occupe la police.
Les sujets ne sont jamais traités dans une perspective manichéenne. Fréquemment, l’histoire se termine de manière ambigüe et ouverte, et le récit se clôt sur une image qui est une question. Les criminels peuvent être des monstres, ils ne sont pas dépeints de façon caricaturale. Si leur comportement n’est pas excusable, il est toujours explicable et expliqué. Et il n’est pas rare qu’on ait presque autant pitié d’eux que des victimes. Les policiers, de leur côté, sont loin d’être des surhommes. On a clairement l’impression qu’ils ne se distinguent des criminels que parce qu’à un moment donné de leur existence, ils ont été capables d’un choix que les hommes et les femmes qu’ils traquent et arrêtent n’ont pas eu la force de faire ; ou, tout simplement, parce qu’ils ont eu un peu plus de chance qu’eux. De fait, Olivia Benson est une ancienne enfant placée, tout comme Danny Taylor (FBI : portés disparus), qui a été alcoolique et a eu une jeunesse troublée. L’enfance de Lili Rush a été pénible. Mike Logan a été abusé sexuellement, et sa mère le battait. Le père de Jack Malone s’est suicidé.
Tous ces policiers sont par ailleurs en proie à des difficultés dans leur vie personnelle. Dans FBI : portés disparus, Vivian Johnson souffre d’une maladie de cœur et Martin Fitzgerald développe une assuétude aux antalgiques. Samantha Spade doit négocier la fin d’une liaison avec Martin. La mère de Robert Goren, qui a souffert de schizophrénie, se meurt du cancer, et le père de Jack Malone souffre de la maladie d’Alzheimer. Elliot Stabler affronte un divorce difficile. Lili Rush a des relations compliquées avec sa jeune sœur, qui a une aventure avec un membre de l’équipe, le beau et sympathique Scotty Valens.
Ces hommes et ces femmes aiment leur métier exigeant, qui les absorbe et tend à les dévorer, laissant peu de place à leur vie privée. Et tous essayent d’être de « bons flics » mais n’y parviennent pas toujours. Ils font des erreurs d’appréciation et laissent leurs préjugés troubler leur jugement, leurs émotions influencer leur comportement et les fantômes de leur passé perturber leur travail. Elliot Stabler éprouve une véritable haine pour ceux qui maltraitent les enfants et n’est jamais neutre lorsque la religion est en cause (il est catholique) ; et Jack Malone s’investit trop personnellement dans certaines enquêtes qu’il mène, par exemple dans le démantèlement d’un réseau de prostitution alimenté par une filière originaire d’Europe de l’Est.
Last but not least, les séries policières nous font réfléchir. Dans la tradition de critique sociale qui a toujours co-existé, à Hollywood, avec le souci de pur divertissement, les aspects les plus controversés et les moins rassurants de la société américaine d’aujourd’hui sont abordés en termes dépourvus de complaisance : la drogue, le racisme, la misère, l’extrême pauvreté, la précarité, les racines sociales de la délinquance, le trafic d’êtres humains, la situation dramatique des prisons et les abus dans les familles d’accueil, mais aussi l’irresponsabilité des adolescents des beaux quartiers et de leurs parents, l’individualisme galopant, l’argent trop vite gagné, les manipulations financières des courtiers en bourse, la cruauté des sectes, la corruption de certains policiers et des politiciens. Dans New York : unité spéciale, des questions comme celles de l’euthanasie, de la responsabilité pénale des malades mentaux, du droit de garde, du clonage humain ou des limites de la liberté de culte sont traitées de manière approfondie, dans toute la complexité de leurs aspects juridiques.
Bien sûr, l’image n’est pas sans déformation. Dans le monde où nous vivons, des policiers à la personnalité si forte et si rayonnante, si séduisants et si beaux, ne sont pas vraiment la règle, pour le dire en termes mesurés. L’accent est par ailleurs exagérément mis sur tout ce qui fait l’objet des grandes peurs contemporaines des Américains, telles que Barry Glassner, dans son ouvrage The Culture of Fear, en a démontré, chiffres à l’appui, l’absence de fondements. À l’évidence, il y a un peu trop de pédophiles dans les séries, d’adolescents débauchés, de terroristes fanatiques, de violeurs sadiques et de tueurs en séries. Mais c’est la loi du genre : il faut des héros de ce type, et ce sont ces sujets-là qui fascinent et font frémir.
On a dit des séries télévisées qu’elles étaient à la société d’aujourd’hui ce que Balzac était à celle du début du XIXe siècle. La comparaison n’est pas dépourvue de pertinence. « Pourquoi les séries télé ont-elles une telle importance dans la vie des gens ? » demandait-on à Martin Winckler, spécialiste reconnu, en France, de ce genre de fiction, sur lequel il a publié plusieurs livres. « Parce qu’elles rythment leur vie […] et parce qu’elles parlent de la vie réelle ». Certes. Mais il y plus que cela. Si les séries télévisées parlent de la vie réelle, elles le font - en tous cas les meilleures séries américaines d’aujourd’hui - avec assez de licence artistique et ce qu’il faut d’idéalisation et de stylisation pour escamoter la maladresse, la platitude et la monotonie de l’existence réelle et des choses telles qu’elles se passent vraiment. « La réalité est un mauvais romancier » faisait remarquer, après bien d’autres, l’écrivain espagnol Javier Marias. De fait, de manière générale, la vie réelle est un bien piètre scénariste. C’est bien pourquoi pour la supporter, pour parvenir à l’aimer mais aussi pour la comprendre, nous avons tellement besoin des œuvres de fiction, dont les nouvelles séries télévisées policières sont aujourd’hui une des formes les plus abouties.

jeudi 12 juin 2008

Littérature et cinéma : à propos de Carlos Ruiz Zafón

Deux visions de la littérature

Il y a quelques jours, dans les colonnes du quotidien espagnol El País, l’écrivain Antonio Muñoz Molina comparait les visions de la littérature de deux compatriotes, Juan Goytisolo et Carlos Ruiz Zafón. Une semaine auparavant, les deux auteurs s’étaient exprimés à ce sujet en des sens diamétralement opposés dans un même numéro du journal. Le titre de l’article de Muñoz Molina, El integrado, el apocalíptico, faisait référence à une distinction forgée par Umberto Eco. Dans un essai publié il y a plus de quarante ans, sous les appellations (un peu étranges) d’« apocalyptiques » et d’« intégrés », le sémiologue italien opposait aux intellectuels qui dénoncent la « marchandisation » de la culture ceux qui, au contraire, voient dans le développement de la culture de masse le garant de la démocratie.
Dans l’esprit de Muñoz Molina, l’« apocalyptique » est Juan Goytisolo, un écrivain qui se présente comme un rebelle en révolte contre une société mercantile ; l’ « intégré » est Carlos Ruiz Zafón, auteur, à ce jour, d’un best-seller mondial, représentant et avocat de la littérature populaire, qui voit son métier essentiellement comme celui d’un raconteur d’histoires. Goytisolo plaide pour une littérature exigeante sans compromission avec les nécessités du commerce ; Zafón pour une littérature de divertissement jouant pleinement le jeu du marché.
Un livre qui se vend est-il nécessairement mauvais et un livre de qualité inévitablement condamné à une diffusion confidentielle ? Le succès commercial récompense-t-il uniquement la mauvaise littérature, et un destin d’auteur maudit est-il le critère du talent ? Non, répondait avec beaucoup de bon sens Muñoz Molina : de très grands auteurs comme Stendhal ont été ignorés par leurs contemporains, mais des géants de la littérature du niveau de Balzac, Tolstoï ou Dickens ont été lus de leur vivant par des milliers de personnes.
Que penser à cet égard des deux écrivains évoqués dans l’article, plus particulièrement du second et de son œuvre ? Ancien opposant au franquisme exilé en France et vivant aujourd’hui au Maroc, militant tiers-mondiste et critique virulent du capitalisme, auteur de romans souvent autobiographiques rédigés dans une prose tendue et écrivain reconnu, Juan Goytisolo est présent sur la scène littéraire hispanophone depuis plusieurs décennies. Ce n’est pas du tout le cas de Carlos Ruiz Zafón, qui est beaucoup plus jeune et n’y est apparu que très récemment, à l’occasion de la publication de son cinquième roman La sombra del viento (L’ombre du vent). Devenu en quelques semaines un spectaculaire succès de librairie, cet ouvrage a été traduit dans quarante langues et vendu à plus de dix millions d’exemplaires. Dans son genre, c’est incontestablement un livre réussi.

Un roman-feuilleton moderne

L’histoire se déroule à Barcelone durant une période qui va des années trente aux années cinquante du siècle dernier. Le héros et narrateur est un adolescent nommé Daniel, fils unique d’un libraire. Par un concours de circonstances, il se retrouve en possession d’un exemplaire apparemment unique d’un livre rédigé par un mystérieux écrivain de la ville nommé Julian Carax, disparu après s’être établi à Paris dans des circonstances qui n’ont jamais été complètement élucidées. Ce livre s’intitule précisément La sombra del viento. Intrigué et troublé, le jeune Daniel va s’engager dans une longue et dangereuse quête d’informations au sujet de l’homme et de son œuvre. Sa vie va se mélanger avec celle de plusieurs personnes qui ont été impliquées dans celle de Carax ou qui l’ont connu personnellement. Et il va connaître toutes sortes d’aventures liées aux conséquences d’une série de mystères dont la clé ne se dévoilera qu’à la fin du récit, en un dénouement dramatique dans une atmosphère de catastrophe, comme c’est presque la règle pour ce genre de roman. L’ombre du vent est un livre de plus de cinq cent pages dont au minimum cent sont de trop. Il y a des longueurs, surtout vers le milieu, et à plusieurs reprises le récit se traîne. Les personnages n’ont pas beaucoup d’épaisseur, leur psychologie n’est pas très élaborée, certaines images sont un peu convenues et il arrive même à Zafón de tomber dans les clichés. Barcelone est par ailleurs bien moins présente dans L’ombre du vent que dans les histoires du détective Pepe Carvalho de Manuel Vásquez Montalban ; le lecteur en apprend moins à son sujet que dans le roman historique La cathédrale de la mer (La catedral del mar) d’Ildefonso Falcones (un autre best-seller espagnol récent) ; et on n’y trouvera qu’un reflet de l’atmosphère psychologique et mentale si particulière de la cité, qui imprègne le merveilleux livre d’Eduardo Mendoza La ville des prodiges (La ciudad de los prodigios). Si la grande ombre de la guerre civile, particulièrement sanglante en Catalogne, plane de surcroît sur tout le roman, la façon dont cette tragédie a déchiré le pays reste évoquée d’une manière un peu abstraite.
Mais L’ombre du vent est un roman très bien construit. L’histoire est intelligemment bâtie et habilement exposée, sans ces incohérences et ces erreurs logiques qui viennent souvent entacher les romans à l’intrigue si compliquée que l’auteur se prend les pieds dans son propre récit. On est immédiatement happé dans le roman, et une fois plongé dans ses péripéties il est très difficile de s’en extraire. Plusieurs personnages sont assez réussis, et l’ambiance pesante de l’Espagne franquiste plutôt bien rendue. Rarement on se surprend à relire un paragraphe pour sa seule beauté. Mais rien ne heurte ou ne choque dans les phrases bien agencées et la langue soignée de Zafón, dont la prose carrée, riche et robuste entraîne efficacement le récit comme une machine intelligente et bien huilée, et vous porte confortablement tout au long du roman.
Certains critiques ont été jusqu’à comparer Zafón à Gabriel Garcia Marquez, pour l’étrangeté des situations et des personnages de La sombra del viento, ou à Jorge Luis Borges, sans doute parce qu’il y est beaucoup questions de livres, de bibliothèques et de littérature. À l’évidence, son univers est pourtant aussi éloigné du réalisme magique du premier qu’étranger aux fantaisies érudites du second. Et si son espagnol solide et coloré est agréable à lire, rien dans sa langue ne vient rappeler la prose superbe, musicale et enchanteresse de l’auteur de Cent ans de solitude ou le castillan pur, précieux et aristocratique du grand écrivain argentin.
On a rattaché L’ombre du vent à la tradition du roman « gothique » d’Horace Walpole et de Matthew Lewis, auquel il fait indéniablement penser par son atmosphère de mystère et de terreur et son organisation basée sur le procédé séculaire de l’emboîtement des récits (l’histoire dans l’histoire dans l’histoire). Le livre de Zafón se situe aussi dans la filiation des romans-feuilletons d’Eugène Sue et Alexandre Dumas, ainsi que de Charles Dickens, qu’il évoque par de nombreux aspects : la nature caricaturale des personnages, dans la tradition du théâtre qui a tellement marqué Dickens, le rôle qu’y jouent les dialogues et les récits de leurs aventures que font les différents protagonistes, et la manière peu vraisemblable dont ces derniers sont tous reliés les uns aux autres par un tissu serré de liens entrecroisés. A propos de L’Ombre du vent, on a d’ailleurs également mentionné John Irving. On ne s’en étonnera pas, compte tenu de l’influence exercée par Dickens sur le romancier américain, influence reconnue et revendiquée par l’intéressé.

Roman et cinéma

Mais il y a autre chose. Après un passage dans la publicité, Zafón a longtemps été scénariste de cinéma aux Etats-Unis - il réside d’ailleurs toujours à Los Angeles. Dans l’entretien publié dans El País auquel se réfère Antonio Muñoz Molina, il cite parmi ses influences les grands réalisateurs américains des années quatre-vingt, dont il a vu les films dans son enfance : Steven Spielberg, George Lucas, Martin Scorsese, Brian de Palma, Francis Ford Coppola. Il explique ce que son expérience dans ce domaine lui a appris et ce qu’il doit à son métier de scénariste. En substance : l’art de définir les personnages par leurs actions et leurs paroles plutôt qu’à l’aide de longues descriptions, et celui de concevoir des dialogues qui ont pour propriété de faire progresser l’histoire.
Davantage encore qu’au cinéma, c’est cependant à la télévision que Carlos Ruiz Zafón rend hommage. De fait, c’est dans les séries télévisées que les techniques mentionnées sont utilisées de la manière la plus systématique. À bien des moments, en lisant L’ombre du vent, autant que dans Le Moine ou David Copperfield, c’est effectivement dans un épisode de Without a Trace (FBI : portés disparus) ou de Cold Case (Affaires classées) qu’on a l’impression de se trouver plongé.
Il est ici nécessaire de reprendre les choses d’un peu plus haut. Traditionnellement, le roman remplit deux fonctions, que les universitaires appelleraient sans doute respectivement « narrative » et « littéraire », et auxquelles répond chez le lecteur un double plaisir : plaisir de se faire raconter une histoire, et plaisir de savourer des formulations heureuses et une langue riche et élégante. Le moment dans l’Histoire où ces deux fonctions se sont trouvées combinées de la manière la plus efficace et avec le plus d’éclat est le XIXe siècle, le siècle des trois écrivains cités par Munõz Molina et de bien d’autres créateurs de mondes, comme Dostoïevski ou Zola.
Avec les géants de la littérature du XXe siècle, Proust, Joyce, Kafka et Louis-Ferdinand Céline, ces deux fonctions du roman se sont en partie dissociées. Des auteurs comme Jack London, Ernest Hemingway ou Joseph Conrad, ont certes continué à raconter des histoires. Mais il existe aujourd’hui de nombreuses formes de littérature dans lesquelles le récit ne joue plus un rôle central, voire même plus de rôle du tout. Henry Miller, Jack Kerouac ou Philip Roth, pour ne prendre que trois exemples d’auteurs américains, faisaient ou font autre chose que simplement raconter des histoires.
Cette fonction qu’exerçait jusque-là la littérature, par défaut est-on tenté de dire rétrospectivement, le cinéma, puis la télévision en ont largement hérité. Aujourd’hui, ce sont en grande partie les films et les feuilletons qui racontent des histoires. A côté du développement de formes de littératures non narratives, une conséquence de ceci est l’apparition de romans, souvent de genre (romans policiers et romans noirs, récits d’espionnage, fantastiques et de science-fiction, thrillers politiques ou dans les milieux d’affaires), très influencés par le cinéma et basés sur les procédés qui font son succès : intrigues solides, dialogues nerveux, personnage schématiques mais bien campés, rapidité du récit, suspense, tension, langage imagé. On rangera dans cette catégorie des classiques « bien écrits », comme les romans de Raymond Chandler, Dashiell Hammett ou Eric Ambler, mais aussi des best-sellers comme ceux de Robert Ludlum, John Grisham, Stephen King, Michael Crichton ou Tom Clancy, qu’on qualifiera plutôt de « bien faits ». Presque toujours, ces livres ont été adaptés au cinéma, quand ils n’étaient pas carrément conçus en vue de cette adaptation.
Mais la tradition du roman du XIXe siècle n’est pas morte, elle est toujours présente dans les esprits. Régulièrement, des ouvrages viennent la réincarner ou s’en faire l’écho sous une forme adaptée au goût contemporain. A côté des livres de John Irving, on citera par exemple The people acte of love (Un acte d’amour), de James Meek, produit de l’accouplement de la tradition des romans russes et de celle des histoires policières ou d’horreurs. Best-seller écrit par un scénariste d’Hollywood dans le style d’un roman-feuilleton contemporain, L’ombre du vent s’inscrit à l’intersection ces deux familles de livres.
Carlos Ruiz Zafón vient de publier le second roman de ce qui est appelé à devenir une « tétralogie catalane ». Intitulé Le jeu de l’ange (El juego del ángel), comme un des livres de Julian Carax évoqué dans L’ombre du vent, c’est, dans le jargon du cinéma américain, une « prequel » du premier livre : une histoire reprenant en partie les mêmes personnages mais qui se passe à une époque antérieure, dans la Barcelone des années vingt. Il ne faudra sans doute pas attendre longtemps pour voir L’ombre du vent, Le jeu de l’ange et les autres volumes de la saga portés à l’écran. Compte tenu de la façon dont ils sont écrits, l’adaptation devrait en être très facile.

vendredi 6 juin 2008

Images de Rome

La meilleure saison pour se trouver à Rome est indiscutablement le printemps : un temps ensoleillé et doux, sans cette chaleur accablante et cette torpeur qui écrasent la ville durant le plein été ; des touristes, bien sûr (même dans la capitale du christianisme, il n’y a pas de miracles), mais concentrés aux endroits fatidiques de ce point de vue - la Fontaine de Trevi, les escaliers de la Trinité-des-Monts -, pas la foule compacte de lycéens japonais et les hordes suantes de retraités américains qui envahissent en une terrifiante marée les rues et les places durant les mois de juillet et d’août ; et tout est en fleur, à commencer par les glycines, dont l’odeur entêtante vous accompagne dans vos promenades dès que vous sortez un peu du centre urbain.
Il y a quelques semaines, j’ai effectué un court séjour à Rome. Je connaissais la ville pour m’y être rendu assez régulièrement par le passé. Mais je l’ai redécouverte. Trois choses m’ont frappé. La qualité de vie qu’on peut y trouver, tout d’abord. L’Italie est justement réputée sur ce plan, et de ce point de vue comme de nombreux autres, Rome est la quintessence de l’Italie. À l’exception des pizzerias pour touristes du Trastevere et des inévitables McDonalds, on peut entrer dans n’importe quel endroit - la première trattoria prise au hasard - avec l’assurance de bien manger, généralement une cuisine à la fois simple et raffinée, et la certitude de ne pas devoir attendre le Cappuccino avec angoisse en supputant, comme à Bruxelles, ses chances de pouvoir le boire jusqu’au bout.
Tout est beau et coloré. À chaque coin de rue, on tombe sur un gisement de ces petits riens qui rendent l’existence supportable, agréable et amusante : trois cent cravates dans une vitrine, et, dans la suivante, trois cent complètement différentes, ou trois cents bracelets de montre. Et des boutiques comme on n’en fait plus depuis des années au Nord des Alpes, offrant, rangés comme en ordre de bataille, des assortiments de ces objets pratiques et jolis qu’on chercherait en vain dans plusieurs pays d’Europe : des brosses à cheveux dans vingt tailles différentes, des couteaux de cuisine de tous les types, un hachoir à viande à manivelle en acier inoxydable brillant, du linge de maison en coton de la meilleure qualité orné de motifs presque tous de bon goût. Chaleureux et naturellement élégants, les Romains (et les Italiens en général) sont en vérité les gens les plus civilisés du monde, un peuple qui a tout vu mais ne veut retenir des leçons de l’histoire que ce qu’il veut bien, qui s’emploie, avec une industrie sans équivalent et sans effort visible, à mettre un peu de beauté et d’agrément dans le monde.
Je ne me souvenais pas non plus que Rome fût si verte. J’ai toujours aimé les pins parasols, que je considère comme des arbres parmi les plus distingués et les plus aristocratiques. Et il m’est difficile d’en regarder un sans immédiatement éprouver une immense sérénité. À Rome, il y en a littéralement des milliers, et pas seulement à la Villa Borghese ou le long de la Via Appia Antica à laquelle on les associe si spontanément, parce qu’on a en tête l’image pleine de poésie austère d’un chemin étroit de larges pavés bordé d’ifs et des pins en question - image aujourd’hui tout à fait réaliste mais en vérité historiquement fausse, puisque, dans la Rome antique, la Via Appia était une espèce d’autoroute encombrée de trafic, et ses premiers kilomètres une cohue de tombeaux souvent assez prétentieux dont il ne reste aujourd’hui que des pans de murs.
Le troisième aspect qui, plus encore que d’habitude, m’a impressionné, est la manière tranquille et décomplexée dont les Romains vivent en compagnie de leur passé, qu’ils aiment, dont ils sont fiers, auquel ils sont attachés, qu’ils préservent donc et mettent en valeur, mais sans respect excessif, dans un esprit de familiarité bienveillante très éloigné de la révérence prétentieuse que manifestent, par exemple, les Français, à l’égard de leur propre patrimoine. Ce passé me touche beaucoup, bien davantage, à vrai dire, la Rome antique que la Rome de la Renaissance, des papes et de la chrétienté.
Depuis mes années de collège, l’univers de l’Antiquité m’est familier. Mais bien qu’ayant ultérieurement étudié la philosophie, je ne me suis jamais senti très proche des Grecs ni très attiré par eux. En partie du fait de leur goût pour l’abstraction, et parce que la philosophie, précisément, est une discipline que je n’ai jamais réussi à prendre vraiment au sérieux. Mais en partie aussi parce m’exaspère la façon dont les Grecs d’aujourd’hui mystifient leur passé, revendiquent contre toute évidence une continuité historique qui existe avant tout dans leur tête, et tendent à se présenter spontanément comme les descendants directs de Socrate et de Périclès, quand toute leur culture, leur cuisine, leur musique, leurs manières et leurs façons d’être rappellent tellement celles des Turcs, qui ont occupé leur pays durant plusieurs siècles.
Ce n’est pas du tout le cas des Italiens vis-vis des anciens Romains, que j’ai de surcroît toujours aimés davantage : leur histoire m’intéresse, leur univers me plaît et j’adore le latin, langue élégante, dense et ramassée, capable d’exprimer les idées les plus complexes avec une concision jamais égalée. Il y a quelques années, dans l’éditorial d’un bulletin d’information que je lis régulièrement, un journaliste italien, lui-même jamais en reste d’une phrase latine et toujours prêt à citer un auteur ancien comme beaucoup d’intellectuels et d’universitaires de son pays, avait relevé l’utilisation faite par un homme politique français, dans un discours, d’une maxime assez connue de Sénèque, tirée d’une de ses lettres : Ignoranti quem portum petat nullus suus ventus est. En exprimant son admiration pour la manière dont l’orateur avait réussi à rendre en seize mots français seulement l’idée exprimée par Sénèque en huit mots latins, ce journaliste avait involontairement mis ces lecteurs au défi de proposer une meilleure traduction, aussi fidèle mais plus courte. J’avais suggéré la suivante : « Nul vent favorable pour qui ne sait quel port il veut gagner ». Douze mots, soit quatre de moins que l’homme politique français, et autant que Montaigne dans une traduction assez connue, mais dans une langue plus moderne que la sienne. J’étais très fier de moi : souvent, les traductions proposées échouent à rendre l’idée d’intention contenue dans la forme verbale petat.
Sur le trajet de retour, j’ai dévoré la Storia di Roma d’Indro Montanelli, le prolifique journaliste et historien qui a servi de conscience morale du monde politique et intellectuel italien durant des années, un essai réussi d’histoire populaire sur un sujet trop longtemps confisqué, fait-il remarquer, par l’histoire académique et érudite. Quelques jours après, j’ai lu d’une traite l’amusant petit livre sur Rome rédigé par Boris Johnson, l’excentrique, très érudit et peu orthodoxe politicien conservateur britannique qui vient d’être élu maire de Londres. Dans ce petit ouvrage basé sur un programme télévisé de la BBC qu’il a conçu et dirigé, intitulé The Dream of Rome, Johnson défend la thèse que l’Empire romain était il y a deux mille ans ce que l’Union européenne est aujourd’hui, ou plutôt, ce qu’elle a l’ambition de devenir. Pourquoi et comment les Romains ont-ils réussi à accomplir ce que les Européens du XXIe siècle peinent tellement à réaliser : une véritable fusion de peuples culturellement différents et géographiquement éloignés en un ensemble cohérent ? Pour quelles raisons les habitants des pays conquis par les légions romaines finissaient-ils pas se considérer comme ressortissants de l’Empire, quand les Européens d’aujourd’hui se sentent d’abord et avant tout citoyens de leur pays ? Johnson multiplie les explications, souligne les similitudes de la « romanisation » avec le processus d’intégration à l’œuvre aux Etats-Unis, qu’il trouve plus efficace que l’entreprise équivalente dans l’Union européenne. Mais au bout du compte, on reste sur sa faim, et on se dit que la comparaison a décidément ses limites. Qu’importe, le livre est amusant et rempli de rapprochements inattendus et éclairants, il est écrit avec panache et allégresse, et on le lit avec un plaisir constant.
Mais Rome, c’est aussi le cinéma. Dans un petit centre culturel sur le thème du septième art établi au cœur Villa Borghese et dont j’ignorais l’existence, j’ai fait l’acquisition d’un charmant livre illustré sur Rome et le cinéma. Alberto Sordi (le Romain emblématique) et Anna Magnani ; les visions oniriques de Fellini qui hanteront longtemps Cinecitta ; Gregory Peck et Audrey Hepburn sillonnant en Vespa les rues pavées de la ville – on les voit gracieusement tourner devant le Colisée et le monument à Victor Emmanuel II ; Rome « ville ouverte », la Rome en noir et blanc du néoréalisme ; le petit garçon et son père disparaissant dans la foule romaine dans les derniers plans de Ladri di biciclette et le petit chien sans allure d’Umberto D. ; la « journée particulière » de Marcello Mastrioani et Sofia Loren sur fond sonore de fanfares militaire et des vociférations de Mussolini ; et Nanni Moretti en scooter dans le quartier populaire de la Garbatella : Rome occupe décidément une place à part dans l’histoire du cinéma, et le cinéma joue un rôle considérable dans notre image de Rome.

jeudi 5 juin 2008

Proust, Nabokov et la mémoire

Dans un article rédigé pour un recueil de textes scientifiques, de réflexions philosophiques et d'extraits d'œuvres littéraires sur le thème de la mémoire qui a récemment été publié en Grande-Bretagne (Memory : An Anthology), le critique et poète anglais Craig Raine compare le traitement de la question de la mémoire et des souvenirs, volontaires ou involontaires, chez un certain nombre d'écrivains : Proust, bien entendu, mais aussi Nabokov, Hemingway, Bellow, Stendhal et Joyce.
L'article est un peu confus, inégal et désordonné, mais il contient quelques observations très justes. Craig y affirme par exemple que, bien mieux que Proust, Nabokov, (a much greater writer n'hésite-t-il pas à avancer un peu vite), dans Speak Memory (Autres rivages), a réussi à rendre et expliquer le plaisir associé à la remémoration de sensations du passé.
Ce plaisir, souligne-t-il, n'a rien à voir avec le contenu du souvenir (qui peut être, et est en réalité souvent, assez banal), et pas davantage, contrairement à ce que soutient Proust, avec l'impression d'immortalité et le sentiment d'éternité que peut produire ce télescopage du moment présent et d'un morceau de temps passé. Il est lié au fait même de se remémorer, c'est le plaisir du choc et de la surprise, un plaisir, de ce point de vue, de même nature que celui qui accompagne la découverte de la ressemblance entre deux choses ou deux personnes, plus exactement, le moment on l'on réalise à qui ou à quoi ressemble une personne ou une chose qu'on a sous les yeux : le plaisir que nous éprouvons à enfin comprendre et qu'engendre la justesse du rapprochement ou de la comparaison.
Pour prendre les trois exemples de Proust dans Le temps retrouvé qui ne sont pas celui de la fameuse madeleine : ces pavés inégaux, cette sensation de raideur d'une serviette empesée sur les lèvres, ce tintement d'une petite cuillère sur la faïence, cela me rappelle .... « oui, c'est cela, c’est exactement cela ».
Craig va d'ailleurs jusqu'à comparer ce plaisir avec le plaisir sexuel, le soulagement de la tension que procure la sensation « d'arriver » là où on voulait aboutir : In English we speak of coming when we speak of orgasm. “I'm coming” means that the sexual partner is arriving at the predestined place, the site of pleasure. (Les Anglais trouveront toujours une bonne raison littéraire de parler du sexe, et d'en parler sous les espèces de la littérature, comme les Français un prétexte intellectuel pour l'évoquer dans les termes de la philosophie).
Craig est dur avec Proust, en qui il affirme avoir découvert avec surprise a mental defective qui ne peut jamais se rappeler l'âge exact de ses personnages, malmène la chronologie et bouscule les époques en dépit de toute vraisemblance. Il n'a pas tout à fait tort, étant entendu que les faiblesses qu'il dénonce ne trahissent nullement le manque de sagacité de Proust, qui avait de l'intelligence à en revendre et de la forme la plus pure et la plus formidable : elles sont la conséquence d'un défaut de construction d’À la recherche du temps perdu comme roman, qui n'enlève que très peu à la puissance de ce livre.
C'est fou à quel point les gens peuvent raconter de bêtises à propos de Proust et tomber dans les clichés et les banalités à son sujet. Deux des meilleurs livres sur lui, qui sont aussi parmi les plus courts, se distinguent au contraire par leur originalité. Le premier est celui de Gilles Deleuze (Proust et les signes) dans sa première édition, rédigée dans le style vif, superbe et étincelant qu'il avait avant de rencontrer Félix Guattari, donc sans le lourd et pédant nouveau dernier chapitre plein de jargon philosophique qui défigure l'édition plus récente. Avec le goût du paradoxe qui le caractérise, il y défend l'idée que La recherche n'est pas un livre sur les souvenirs et la mémoire, mais bien l'histoire de la formation d'un écrivain et de son apprentissage du déchiffrage des signes auquel il faut se livrer pour comprendre la vie amoureuse, la vie sociale, etc.
Dans le même esprit, mais mieux encore, dans son classique Sur Proust (dont j'ai récemment découvert avec plaisir que l’extraordinaire critique anglais Clive James le considérait également comme la meilleure introduction possible à cet auteur), Jean-François Revel démontre de manière tout à fait convaincante que Proust est un écrivain comique et réaliste, plus réaliste dans sa vision de la société que Balzac, qui possédait de surcroît cette capacité rare de prendre, sur les questions sentimentales et amoureuses, un point de vue véritablement adulte.
C'est exactement la manière dont je le perçois. Bien davantage que le chantre de la mémoire et du souvenir, Proust, pour moi, est avant tout, d'un côté le peintre impitoyable de la haute société française de la Belle Époque et l’un des satiristes les plus lucides et les plus cruels du snobisme qui ait jamais existé ; de l'autre, un analyste sans égal de la vie psychologique, plus spécialement sentimentale, capable de décortiquer avec une précision chirurgicale des sentiments ténus et des états d'âme évanescents, d'une manière que ne parviennent pas à entacher ses clairs préjugés en la matière et sa vision catastrophique des rapports amoureux. Bien sûr, dans cette vie psychologique, la mémoire volontaire ou involontaire, les vrais souvenirs et les faux, occupent une place centrale et jouent un rôle clé. Mais il y a bien d'autres choses à côté, et n'en déplaise à ceux qui s'en tiennent au cliché scolaire de la madeleine, ce qu'écrit Proust à ce sujet est loin d'être neuf et ne représente pas ce qu'il nous a apporté de plus original et de meilleur.
Le problème est que Proust lui-même a un peu tressé les cordes pour se faire pendre, en cédant volontiers à la tentation de la philosophie à bon marché. Sur la question du temps, par exemple, là où il est véritablement bon, c'est dans les passages où il laisse s'exprimer sa sensibilité d'écrivain. Mais dans de nombreux autres, il se plaît à théoriser de façon assez fumeuse, tartinant sans vergogne une version édulcorée des idées elles-mêmes déjà très fades et convenues de son cousin Bergson, que la moitié de Paris se pressait pour aller écouter à la Sorbonne avec les mêmes frémissements de plaisir anticipé que les bourgeois intellectuels des années quatre-vingt s'écrasant aux grand-messes du calembour, les célèbres leçons du psychanalyste Jacques Lacan.
Pour en revenir aux remarques de Graig au sujet de Nabokov, je suis donc plutôt d'accord avec lui sur l'origine et la nature du plaisir de la remémoration. Une remarque toutefois. Il n'est pas tout à fait exact que ce plaisir n'a jamais rien à voir avec le contenu des souvenirs. Dans certains cas, le caractère agréable des événements ou des scènes qu'on se remémore contribue substantiellement à rendre cette remémoration elle-même très agréable. Cela se produit même souvent, pour la simple et bonne raison que l'on tend à retenir de manière privilégiée ce qui vous est arrivé d'agréable, ou les aspects agréables de ce qui vous est arrivé.
C'est un mécanisme quasiment darwinien de protection et de survie. Bien sûr, on peut être hanté par des souvenirs atroces, et se réveiller en sueur chaque nuit en proie à des cauchemars épouvantables liés à des images du passé. Mais de manière générale, il semble bien que nous ne soyons pas équipés pour nous rappeler trop fort ou trop longtemps des scènes pénibles ou des événements douloureux. Pas davantage pour les imaginer à l'avance, d'ailleurs : quand les soldats qui partaient à la guerre pensaient à la guerre, dit dans son très beau livre Le maître de Milan Jacques Audiberti, ils ne pouvaient se représenter que des éléments « qui suggéraient du bonheur » : les préparatifs, le voyage ; pas les blessures et la souffrance.
Un peu de de la même façon, le souvenir le plus fort que je garde des deux années de chimiothérapie que j’ai subies il y a vingt-cinq ans, ce ne sont pas les longues heures que je passais au-dessus de la cuvette des toilettes secoué par de spasmodiques et vaines tentatives de vider un estomac qui ne contenait plus rien depuis longtemps, mais les moments où après deux semaines de confinement au cours desquelles je n'avais littéralement rien vu d'autre que le fond de la cuvette en question et le plafond de ma chambre, je sortais pour la première fois aux bras de la personne avec laquelle je vivais à cette époque, pour une courte promenade essoufflée dans le monde ordinaire des gens sains, durant laquelle tout ce que je voyais, les rues, les visages, les vitrines, m'apparaissait avec la merveilleuse netteté qu'ont les choses pour un myope qui chausse pour la première fois des lunettes de graduation supérieure à celles qu'il portait jusque-là, dans la fraîcheur et l'éblouissante clarté d'un premier matin du monde.