La meilleure saison pour se trouver à Rome est indiscutablement le printemps : un temps ensoleillé et doux, sans cette chaleur accablante et cette torpeur qui écrasent la ville durant le plein été ; des touristes, bien sûr (même dans la capitale du christianisme, il n’y a pas de miracles), mais concentrés aux endroits fatidiques de ce point de vue - la Fontaine de Trevi, les escaliers de la Trinité-des-Monts -, pas la foule compacte de lycéens japonais et les hordes suantes de retraités américains qui envahissent en une terrifiante marée les rues et les places durant les mois de juillet et d’août ; et tout est en fleur, à commencer par les glycines, dont l’odeur entêtante vous accompagne dans vos promenades dès que vous sortez un peu du centre urbain.
Il y a quelques semaines, j’ai effectué un court séjour à Rome. Je connaissais la ville pour m’y être rendu assez régulièrement par le passé. Mais je l’ai redécouverte. Trois choses m’ont frappé. La qualité de vie qu’on peut y trouver, tout d’abord. L’Italie est justement réputée sur ce plan, et de ce point de vue comme de nombreux autres, Rome est la quintessence de l’Italie. À l’exception des pizzerias pour touristes du Trastevere et des inévitables McDonalds, on peut entrer dans n’importe quel endroit - la première trattoria prise au hasard - avec l’assurance de bien manger, généralement une cuisine à la fois simple et raffinée, et la certitude de ne pas devoir attendre le Cappuccino avec angoisse en supputant, comme à Bruxelles, ses chances de pouvoir le boire jusqu’au bout.
Tout est beau et coloré. À chaque coin de rue, on tombe sur un gisement de ces petits riens qui rendent l’existence supportable, agréable et amusante : trois cent cravates dans une vitrine, et, dans la suivante, trois cent complètement différentes, ou trois cents bracelets de montre. Et des boutiques comme on n’en fait plus depuis des années au Nord des Alpes, offrant, rangés comme en ordre de bataille, des assortiments de ces objets pratiques et jolis qu’on chercherait en vain dans plusieurs pays d’Europe : des brosses à cheveux dans vingt tailles différentes, des couteaux de cuisine de tous les types, un hachoir à viande à manivelle en acier inoxydable brillant, du linge de maison en coton de la meilleure qualité orné de motifs presque tous de bon goût. Chaleureux et naturellement élégants, les Romains (et les Italiens en général) sont en vérité les gens les plus civilisés du monde, un peuple qui a tout vu mais ne veut retenir des leçons de l’histoire que ce qu’il veut bien, qui s’emploie, avec une industrie sans équivalent et sans effort visible, à mettre un peu de beauté et d’agrément dans le monde.
Je ne me souvenais pas non plus que Rome fût si verte. J’ai toujours aimé les pins parasols, que je considère comme des arbres parmi les plus distingués et les plus aristocratiques. Et il m’est difficile d’en regarder un sans immédiatement éprouver une immense sérénité. À Rome, il y en a littéralement des milliers, et pas seulement à la Villa Borghese ou le long de la Via Appia Antica à laquelle on les associe si spontanément, parce qu’on a en tête l’image pleine de poésie austère d’un chemin étroit de larges pavés bordé d’ifs et des pins en question - image aujourd’hui tout à fait réaliste mais en vérité historiquement fausse, puisque, dans la Rome antique, la Via Appia était une espèce d’autoroute encombrée de trafic, et ses premiers kilomètres une cohue de tombeaux souvent assez prétentieux dont il ne reste aujourd’hui que des pans de murs.
Le troisième aspect qui, plus encore que d’habitude, m’a impressionné, est la manière tranquille et décomplexée dont les Romains vivent en compagnie de leur passé, qu’ils aiment, dont ils sont fiers, auquel ils sont attachés, qu’ils préservent donc et mettent en valeur, mais sans respect excessif, dans un esprit de familiarité bienveillante très éloigné de la révérence prétentieuse que manifestent, par exemple, les Français, à l’égard de leur propre patrimoine. Ce passé me touche beaucoup, bien davantage, à vrai dire, la Rome antique que la Rome de la Renaissance, des papes et de la chrétienté.
Depuis mes années de collège, l’univers de l’Antiquité m’est familier. Mais bien qu’ayant ultérieurement étudié la philosophie, je ne me suis jamais senti très proche des Grecs ni très attiré par eux. En partie du fait de leur goût pour l’abstraction, et parce que la philosophie, précisément, est une discipline que je n’ai jamais réussi à prendre vraiment au sérieux. Mais en partie aussi parce m’exaspère la façon dont les Grecs d’aujourd’hui mystifient leur passé, revendiquent contre toute évidence une continuité historique qui existe avant tout dans leur tête, et tendent à se présenter spontanément comme les descendants directs de Socrate et de Périclès, quand toute leur culture, leur cuisine, leur musique, leurs manières et leurs façons d’être rappellent tellement celles des Turcs, qui ont occupé leur pays durant plusieurs siècles.
Ce n’est pas du tout le cas des Italiens vis-vis des anciens Romains, que j’ai de surcroît toujours aimés davantage : leur histoire m’intéresse, leur univers me plaît et j’adore le latin, langue élégante, dense et ramassée, capable d’exprimer les idées les plus complexes avec une concision jamais égalée. Il y a quelques années, dans l’éditorial d’un bulletin d’information que je lis régulièrement, un journaliste italien, lui-même jamais en reste d’une phrase latine et toujours prêt à citer un auteur ancien comme beaucoup d’intellectuels et d’universitaires de son pays, avait relevé l’utilisation faite par un homme politique français, dans un discours, d’une maxime assez connue de Sénèque, tirée d’une de ses lettres : Ignoranti quem portum petat nullus suus ventus est. En exprimant son admiration pour la manière dont l’orateur avait réussi à rendre en seize mots français seulement l’idée exprimée par Sénèque en huit mots latins, ce journaliste avait involontairement mis ces lecteurs au défi de proposer une meilleure traduction, aussi fidèle mais plus courte. J’avais suggéré la suivante : « Nul vent favorable pour qui ne sait quel port il veut gagner ». Douze mots, soit quatre de moins que l’homme politique français, et autant que Montaigne dans une traduction assez connue, mais dans une langue plus moderne que la sienne. J’étais très fier de moi : souvent, les traductions proposées échouent à rendre l’idée d’intention contenue dans la forme verbale petat.
Sur le trajet de retour, j’ai dévoré la Storia di Roma d’Indro Montanelli, le prolifique journaliste et historien qui a servi de conscience morale du monde politique et intellectuel italien durant des années, un essai réussi d’histoire populaire sur un sujet trop longtemps confisqué, fait-il remarquer, par l’histoire académique et érudite. Quelques jours après, j’ai lu d’une traite l’amusant petit livre sur Rome rédigé par Boris Johnson, l’excentrique, très érudit et peu orthodoxe politicien conservateur britannique qui vient d’être élu maire de Londres. Dans ce petit ouvrage basé sur un programme télévisé de la BBC qu’il a conçu et dirigé, intitulé The Dream of Rome, Johnson défend la thèse que l’Empire romain était il y a deux mille ans ce que l’Union européenne est aujourd’hui, ou plutôt, ce qu’elle a l’ambition de devenir. Pourquoi et comment les Romains ont-ils réussi à accomplir ce que les Européens du XXIe siècle peinent tellement à réaliser : une véritable fusion de peuples culturellement différents et géographiquement éloignés en un ensemble cohérent ? Pour quelles raisons les habitants des pays conquis par les légions romaines finissaient-ils pas se considérer comme ressortissants de l’Empire, quand les Européens d’aujourd’hui se sentent d’abord et avant tout citoyens de leur pays ? Johnson multiplie les explications, souligne les similitudes de la « romanisation » avec le processus d’intégration à l’œuvre aux Etats-Unis, qu’il trouve plus efficace que l’entreprise équivalente dans l’Union européenne. Mais au bout du compte, on reste sur sa faim, et on se dit que la comparaison a décidément ses limites. Qu’importe, le livre est amusant et rempli de rapprochements inattendus et éclairants, il est écrit avec panache et allégresse, et on le lit avec un plaisir constant.
Mais Rome, c’est aussi le cinéma. Dans un petit centre culturel sur le thème du septième art établi au cœur Villa Borghese et dont j’ignorais l’existence, j’ai fait l’acquisition d’un charmant livre illustré sur Rome et le cinéma. Alberto Sordi (le Romain emblématique) et Anna Magnani ; les visions oniriques de Fellini qui hanteront longtemps Cinecitta ; Gregory Peck et Audrey Hepburn sillonnant en Vespa les rues pavées de la ville – on les voit gracieusement tourner devant le Colisée et le monument à Victor Emmanuel II ; Rome « ville ouverte », la Rome en noir et blanc du néoréalisme ; le petit garçon et son père disparaissant dans la foule romaine dans les derniers plans de Ladri di biciclette et le petit chien sans allure d’Umberto D. ; la « journée particulière » de Marcello Mastrioani et Sofia Loren sur fond sonore de fanfares militaire et des vociférations de Mussolini ; et Nanni Moretti en scooter dans le quartier populaire de la Garbatella : Rome occupe décidément une place à part dans l’histoire du cinéma, et le cinéma joue un rôle considérable dans notre image de Rome.
Il y a quelques semaines, j’ai effectué un court séjour à Rome. Je connaissais la ville pour m’y être rendu assez régulièrement par le passé. Mais je l’ai redécouverte. Trois choses m’ont frappé. La qualité de vie qu’on peut y trouver, tout d’abord. L’Italie est justement réputée sur ce plan, et de ce point de vue comme de nombreux autres, Rome est la quintessence de l’Italie. À l’exception des pizzerias pour touristes du Trastevere et des inévitables McDonalds, on peut entrer dans n’importe quel endroit - la première trattoria prise au hasard - avec l’assurance de bien manger, généralement une cuisine à la fois simple et raffinée, et la certitude de ne pas devoir attendre le Cappuccino avec angoisse en supputant, comme à Bruxelles, ses chances de pouvoir le boire jusqu’au bout.
Tout est beau et coloré. À chaque coin de rue, on tombe sur un gisement de ces petits riens qui rendent l’existence supportable, agréable et amusante : trois cent cravates dans une vitrine, et, dans la suivante, trois cent complètement différentes, ou trois cents bracelets de montre. Et des boutiques comme on n’en fait plus depuis des années au Nord des Alpes, offrant, rangés comme en ordre de bataille, des assortiments de ces objets pratiques et jolis qu’on chercherait en vain dans plusieurs pays d’Europe : des brosses à cheveux dans vingt tailles différentes, des couteaux de cuisine de tous les types, un hachoir à viande à manivelle en acier inoxydable brillant, du linge de maison en coton de la meilleure qualité orné de motifs presque tous de bon goût. Chaleureux et naturellement élégants, les Romains (et les Italiens en général) sont en vérité les gens les plus civilisés du monde, un peuple qui a tout vu mais ne veut retenir des leçons de l’histoire que ce qu’il veut bien, qui s’emploie, avec une industrie sans équivalent et sans effort visible, à mettre un peu de beauté et d’agrément dans le monde.
Je ne me souvenais pas non plus que Rome fût si verte. J’ai toujours aimé les pins parasols, que je considère comme des arbres parmi les plus distingués et les plus aristocratiques. Et il m’est difficile d’en regarder un sans immédiatement éprouver une immense sérénité. À Rome, il y en a littéralement des milliers, et pas seulement à la Villa Borghese ou le long de la Via Appia Antica à laquelle on les associe si spontanément, parce qu’on a en tête l’image pleine de poésie austère d’un chemin étroit de larges pavés bordé d’ifs et des pins en question - image aujourd’hui tout à fait réaliste mais en vérité historiquement fausse, puisque, dans la Rome antique, la Via Appia était une espèce d’autoroute encombrée de trafic, et ses premiers kilomètres une cohue de tombeaux souvent assez prétentieux dont il ne reste aujourd’hui que des pans de murs.
Le troisième aspect qui, plus encore que d’habitude, m’a impressionné, est la manière tranquille et décomplexée dont les Romains vivent en compagnie de leur passé, qu’ils aiment, dont ils sont fiers, auquel ils sont attachés, qu’ils préservent donc et mettent en valeur, mais sans respect excessif, dans un esprit de familiarité bienveillante très éloigné de la révérence prétentieuse que manifestent, par exemple, les Français, à l’égard de leur propre patrimoine. Ce passé me touche beaucoup, bien davantage, à vrai dire, la Rome antique que la Rome de la Renaissance, des papes et de la chrétienté.
Depuis mes années de collège, l’univers de l’Antiquité m’est familier. Mais bien qu’ayant ultérieurement étudié la philosophie, je ne me suis jamais senti très proche des Grecs ni très attiré par eux. En partie du fait de leur goût pour l’abstraction, et parce que la philosophie, précisément, est une discipline que je n’ai jamais réussi à prendre vraiment au sérieux. Mais en partie aussi parce m’exaspère la façon dont les Grecs d’aujourd’hui mystifient leur passé, revendiquent contre toute évidence une continuité historique qui existe avant tout dans leur tête, et tendent à se présenter spontanément comme les descendants directs de Socrate et de Périclès, quand toute leur culture, leur cuisine, leur musique, leurs manières et leurs façons d’être rappellent tellement celles des Turcs, qui ont occupé leur pays durant plusieurs siècles.
Ce n’est pas du tout le cas des Italiens vis-vis des anciens Romains, que j’ai de surcroît toujours aimés davantage : leur histoire m’intéresse, leur univers me plaît et j’adore le latin, langue élégante, dense et ramassée, capable d’exprimer les idées les plus complexes avec une concision jamais égalée. Il y a quelques années, dans l’éditorial d’un bulletin d’information que je lis régulièrement, un journaliste italien, lui-même jamais en reste d’une phrase latine et toujours prêt à citer un auteur ancien comme beaucoup d’intellectuels et d’universitaires de son pays, avait relevé l’utilisation faite par un homme politique français, dans un discours, d’une maxime assez connue de Sénèque, tirée d’une de ses lettres : Ignoranti quem portum petat nullus suus ventus est. En exprimant son admiration pour la manière dont l’orateur avait réussi à rendre en seize mots français seulement l’idée exprimée par Sénèque en huit mots latins, ce journaliste avait involontairement mis ces lecteurs au défi de proposer une meilleure traduction, aussi fidèle mais plus courte. J’avais suggéré la suivante : « Nul vent favorable pour qui ne sait quel port il veut gagner ». Douze mots, soit quatre de moins que l’homme politique français, et autant que Montaigne dans une traduction assez connue, mais dans une langue plus moderne que la sienne. J’étais très fier de moi : souvent, les traductions proposées échouent à rendre l’idée d’intention contenue dans la forme verbale petat.
Sur le trajet de retour, j’ai dévoré la Storia di Roma d’Indro Montanelli, le prolifique journaliste et historien qui a servi de conscience morale du monde politique et intellectuel italien durant des années, un essai réussi d’histoire populaire sur un sujet trop longtemps confisqué, fait-il remarquer, par l’histoire académique et érudite. Quelques jours après, j’ai lu d’une traite l’amusant petit livre sur Rome rédigé par Boris Johnson, l’excentrique, très érudit et peu orthodoxe politicien conservateur britannique qui vient d’être élu maire de Londres. Dans ce petit ouvrage basé sur un programme télévisé de la BBC qu’il a conçu et dirigé, intitulé The Dream of Rome, Johnson défend la thèse que l’Empire romain était il y a deux mille ans ce que l’Union européenne est aujourd’hui, ou plutôt, ce qu’elle a l’ambition de devenir. Pourquoi et comment les Romains ont-ils réussi à accomplir ce que les Européens du XXIe siècle peinent tellement à réaliser : une véritable fusion de peuples culturellement différents et géographiquement éloignés en un ensemble cohérent ? Pour quelles raisons les habitants des pays conquis par les légions romaines finissaient-ils pas se considérer comme ressortissants de l’Empire, quand les Européens d’aujourd’hui se sentent d’abord et avant tout citoyens de leur pays ? Johnson multiplie les explications, souligne les similitudes de la « romanisation » avec le processus d’intégration à l’œuvre aux Etats-Unis, qu’il trouve plus efficace que l’entreprise équivalente dans l’Union européenne. Mais au bout du compte, on reste sur sa faim, et on se dit que la comparaison a décidément ses limites. Qu’importe, le livre est amusant et rempli de rapprochements inattendus et éclairants, il est écrit avec panache et allégresse, et on le lit avec un plaisir constant.
Mais Rome, c’est aussi le cinéma. Dans un petit centre culturel sur le thème du septième art établi au cœur Villa Borghese et dont j’ignorais l’existence, j’ai fait l’acquisition d’un charmant livre illustré sur Rome et le cinéma. Alberto Sordi (le Romain emblématique) et Anna Magnani ; les visions oniriques de Fellini qui hanteront longtemps Cinecitta ; Gregory Peck et Audrey Hepburn sillonnant en Vespa les rues pavées de la ville – on les voit gracieusement tourner devant le Colisée et le monument à Victor Emmanuel II ; Rome « ville ouverte », la Rome en noir et blanc du néoréalisme ; le petit garçon et son père disparaissant dans la foule romaine dans les derniers plans de Ladri di biciclette et le petit chien sans allure d’Umberto D. ; la « journée particulière » de Marcello Mastrioani et Sofia Loren sur fond sonore de fanfares militaire et des vociférations de Mussolini ; et Nanni Moretti en scooter dans le quartier populaire de la Garbatella : Rome occupe décidément une place à part dans l’histoire du cinéma, et le cinéma joue un rôle considérable dans notre image de Rome.