lundi 15 juin 2009

Gödel et le temps


Dans son numéro du mois d’avril 2009, La Revista de Libros - l’une des deux revues intellectuelles espagnoles importantes avec Claves de Rázon Pratica -, a publié un article remarquablement pédagogique et clair sur un sujet pourtant passablement ésotérique : le modèle cosmologique exotique proposé par le logicien autrichien Kurt Gödel il y a soixante ans, à l’époque où il avait rejoint Einstein à Princeton et glissait tout doucement dans la folie.
L’article en question a été rédigé par Jesús Mosterín, professeur à l’Instituto de Filosofia du CSIC (le grand organisme de recherche espagnol), épistémologue, spécialiste de cosmologie et très bon connaisseur de la pensée de Gödel, dont il a édité les œuvres complètes en castillan. C’est le compte rendu assez critique d’un ouvrage récent de Palle Yourgrau, professeur de philosophie à la Brandeis University, A World Without Time, The Forgotten Legacy of Gödel and Einstein, qui vient d’être traduit et publié dans la langue de Cervantès.
Kurt Gödel, faut-il le rappeler, est l’auteur des deux plus célèbres théorèmes de l’histoire de la logique au XXe siècle, sans doute même de l’histoire de la logique tout court. Appelés « théorèmes d’incomplétude », ils établissent, pour le premier que tout système d’axiomes assez puissant pour qu’on puisse y formaliser l’arithmétique, comprend au moins une proposition « indécidable », c’est-à-dire qu’on ne peut ni démontrer, ni réfuter ; pour le second que, sous le même genre d’hypothèses, la proposition établissant la cohérence de la théorie, c’est-à-dire le fait qu’elle ne permet pas de démontrer tout et n’importe quoi, ne peut pas être démontrée à l’intérieur de la théorie elle-même.
Un certain nombre de philosophes, voire même d’écrivains, se sont empressés de tirer indûment des théorèmes de Gödel toutes sortes de conséquences soi-disant profondes dans des domaines excédant en réalité de beaucoup le champ légitime de leur application. Considérés ensemble, il n’en est pas moins vrai que ces deux théorèmes ruinaient les prétentions de certains penseurs, comme le mathématicien David Hilbert ou le philosophe Bertrand Russel, de faire rigoureusement dériver toute la mathématique de considérations logiques. C’est la raison de leur importance, étant entendu - est-ce la peine de le préciser ? - que cet ukase théorique n’a nullement empêché le savoir mathématique de continuer à progresser comme si de rien n’était.
Une fois arrivé à Princeton, Kurt Gödel, qui s’était lié d’amitié avec Albert Einstein (les deux hommes se promenaient souvent ensemble), s’est tourné vers la physique et la philosophie. L’homme commençait par ailleurs à montrer des bizarreries de comportement, signes précurseurs de la paranoïa dans laquelle il finit par sombrer à la fin de sa vie : victime de délires de persécutions, convaincu qu’on voulait l’empoisonner, il finit par ne plus s’alimenter et mourut de faiblesse.
Mais avant d’en arriver là, il demeura plusieurs années actif dans les deux domaines mentionnés. Sollicité d’offrir une contribution au fameux livre d’hommage au père de théorie de la relativité réalisé sous la direction de Paul A. Schlipp, Albert Einstein, Philosopher-Scientist, Gödel, en lieu et place de la contribution formelle qu’on attendait de lui, livra ainsi, sous le titre « A remark about the relationship between relativity theory and idealistic philosophy », une série de considérations sur le temps. Confondant, comme le dit cruellement Mosterín, relativité et subjectivité du temps, il y présentait ce caractère subjectif comme une conséquence de la théorie de la relativité.
Plus tard, pénétrant résolument dans un domaine qui lui était étranger, il alla jusqu’à proposer des solutions aux équations einsteiniennes du champ gravitationnel correspondant à un univers dit « rotatif », doté d’un espace-temps homogène, mais anisotrope (non identique dans toutes les directions pour un observateur quelconque), infini, de courbure constante et stationnaire, contrairement au modèle cosmologique dit d’Einstein-de Sitter et aux autres modèles d’univers en expansion qu’utilisent aujourd’hui les astrophysiciens.
La caractéristique la plus remarquable de cet univers rotatif est que les voyages dans le temps y sont possibles. Gödel se débarrassait des paradoxes bien connus associés à cette idée en faisant remarquer que, « théoriquement possibles » dans son modèle, les excursions temporelles y étaient en pratique irréalisables, du fait de la quantité d’énergie nécessaire pour les effectuer.
Les idées assez farfelues, il faut dire, de Gödel, furent accueillies par les physiciens avec un réel embarras, compte tenu de la réputation de l’homme. Mais personne n’alla jusqu’à faire semblant de les prendre au sérieux. Ce n’est toutefois pas comme cela que voit la chose Palle Yourgrau, pour qui le silence poli dans lequel tombèrent les idées du logicien sur le temps est le produit d’un complot des astrophysiciens, jaloux de la contribution majeure apportée à la compréhension de l’univers par un homme extérieur à leur discipline.
Voilà qui est faire preuve d’une grande naïveté, souligne Jesús Mosterín. Si la conception de l’univers et l’idée du temps de Kurt Gödel furent à l’époque, et sont aujourd’hui encore, considérés comme de (plutôt tristes) objets de curiosité, ce n’est pas du fait d’une conspiration des physiciens, mais tout simplement parce qu’elles sont fausses. L’effort de Yourgrau pour les sauver est peut-être sympathique, mais il n’est pas suffisant pour leur conférer une solidité qu’elles ne peuvent pas posséder : « Le modèle cosmologique de Gödel est compatible avec la théorie de la relativité, mais il n’est pas compatible avec le monde réel ». Quant au temps, « le temps réel, […] le temps que mesurent les horloges, le temps comme dimension de la réalité quadridimensionnelle, le temps comme coordonnée […] pour décrire le changement et le mouvement, ce temps est réel et objectif, non subjectif ou idéal ». Ne le savions-nous pas, nous qui voyons chaque matin notre visage un peu plus vieux dans le miroir ?