vendredi 5 juin 2009

Big is not (necessarily) the most useful

A quatre-vingt-cinq ans, le physicien américain d’origine britannique Freeman Dyson n’a pas fini de nous surprendre et de nous impressionner. Tout au long d’une carrière franchement atypique, non par son déroulement (une fois installé à Princeton, il n’en est plus jamais sorti), mais par la variété et l’originalité des sujets auxquels il s’est intéressé (la propulsion spatiale par l’énergie atomique, la colonisation de l’espace, la fin de l’univers), l’homme s’est fait une solide réputation de touche-à-tout extraordinairement doué mais marginal et excentrique, défendant avec brio des idées hérétiques qui furent, de fait, souvent considérées comme farfelues, sans qu’il fût pourtant possible de ne pas les prendre en considération, venant d’un esprit aussi brillant.
Certaines de ses vues et de ses prises de position lui ont valu des volées de critiques acerbes, par exemple son scepticisme au sujet de l’ampleur du phénomène de changement climatique et sa conviction qu’on pouvait régler le problème par des plantations massives de végétaux absorbant le CO² ; ou sa vision prophétique et messianique d’un avenir humain façonné par les biotechnologies.
Dans le domaine qu’il connaît le mieux, qui est la physique, les idées de Dyson ne sont toutefois pas de celles qu’on écarte facilement, et tout ce qu’il dit et écrit en la matière mérite d’être considéré très sérieusement. Une nouvelle preuve de ceci, comme de son irrésistible propension à s’écarter du consensus et de l’orthodoxie, ainsi que de son éclatant talent de vulgarisateur, nous est donnée dans un article qu’il vient de publier dans The New York Review of Books, dont il est un contributeur régulier.
L’article en question se présente à première vue comme la recension d’un ouvrage récent du Prix Nobel de physique américain Frank Wilczek, intitulé The Lightness of Being: Mass, Ether and the Unification of Forces, en hommage/clin d’œil au célèbre roman de Milan Kundera L’insoutenable légèreté de l’être. (Célèbre, mais certainement pas le meilleur livre de l’écrivain tchèque, dont le roman le plus fort, à mon avis, reste son premier, La plaisanterie, et que, davantage que comme un auteur de fiction, je retiendrai comme un puissant essayiste, dont les réflexions sur la littérature et les écrivains - voir son dernier ouvrage Une rencontre - s’impriment profondément dans les esprits).
Dans son livre, Frank Wilczek présente l’état du savoir en physique des particules, en mettant en lumière, dans la perspective de l’établissement d’une théorie unitaire des forces physiques, le contexte et la portée de la découverte qui lui a valu la suprême distinction scientifique, celle de ce phénomène connu sous le nom un peu hermétique de « liberté asymptotique dans la théorie de l’interaction forte » : en un mot, l’idée que, parce que le comportement de deux des quatre forces fondamentales de la matière, l’interaction forte et l’interaction faible, est à courte distance exactement l’inverse de ce qu’il est à longue distance, à courte distance, l’interaction forte, qui est forte à longue distance, devient si faible que les particules auxquelles elle s’applique, les hadrons, peuvent être considérées comme quasiment libres. Avec ce talent, pour lequel il est justement réputé, de rendre les théories les plus complexes et les plus abstruses compréhensibles et lumineuses pour les profanes, Freeman Dyson nous explique tout cela d’une manière très convaincante.
Ce développement pédagogique et le compte rendu du livre ne représentent toutefois que la première moitié de l’article, dont la partie de loin la plus intéressante est en réalité la seconde. Dans cette seconde partie, Dyson s’emploie à démontrer la faiblesse de certaines idées au sujet de l’avenir de la physique défendues par Wilzczek à la fin de son ouvrage, plus particulièrement à dénoncer le peu de bien fondé de son optimisme quant à la capacité des grands accélérateurs de particules comme le LHC du CERN (établi et exploité par les Européens à Genève) à nous mettre en présence des secrets ultimes de la matière et de l’univers.
Dyson appuie cette démonstration sur un magistral exposé de l’histoire de la physique des particules au cours des soixante dernières années, ainsi que des instruments développés à son usage. La physique des particules, nous rappelle-t-il, s’est développée après la seconde guerre mondiale à partir de l’étude des produits secondaires du rayonnement cosmique, que l’on commençait à pouvoir détecter. Au bout d’une dizaine d’années, c’est-à-dire à partir du milieu des années cinquante, pour explorer le monde de l’infiniment petit, on recourut de manière croissante à des accélérateurs de particules de plus en plus puissants, capables de générer, par la désintégration de particules entrant en collision à des énergies très élevées, toute la faune des entités et sub-entités aux noms étranges que nous connaissons aujourd’hui, un peu décourageante, il faut le dire, par son ampleur et sa variété.
Une partie des physiciens, fait remarquer Dyson, continuaient à avoir recours, pour étudier les rayons cosmiques et d’autres types de rayonnements naturels, à des détecteurs « passifs ». Mais ils constituaient une minorité chaque jour un peu plus marginale, écrasée par le triomphe des grands accélérateurs. S’appuyant sur une analyse des contextes expérimentaux dans lequel ont eu lieu les grandes découvertes des dernières décennies dans le domaine de la physique des particules, Dyson affirme que cette concentration quasiment exclusive des efforts sur l’exploitation des accélérateurs de grande puissance était une erreur ; et que l’abandon, en tous cas relatif, des détecteurs passifs, a fait perdre à la physique de nombreuses occasions de progrès théoriques.
Ne pourrait-on donc y revenir ? A côté des arguments scientifiques, Dyson invoque en faveur des détecteurs passifs des considérations financières. Les détecteurs passifs sont, de fait, moins chers à construire et à exploiter que les grands accélérateurs, raison pour laquelle, souligne-t-il, les pays qui ont fait le choix de continuer à les développer, comme le Canada et le Japon, étaient précisément ceux qui ne pouvaient pas se payer des accélérateurs de particules. En réalité, les grands détecteurs passifs ne sont pas si bon marché que Dyson le laisse entendre, et dans les motivations des pays qui ont fait le choix d’en développer (Dyson mentionne le Japon et le Canada, en oubliant l’expérience conduite dans le tunnel du Gran Sasso au cœur du massif des Apennins en Italie), les aspects de coûts n’étaient pas les seuls éléments entrant en ligne de compte.
A l’heure où les problèmes techniques que connaît le LHC et les difficultés financières auxquelles se heurte le CERN font s’interroger sur l’avenir du projet, et face à la perspective d’une hausse continue des coûts de ces machines de plus en plus puissantes (donc de plus en plus chères) que les différentes communautés scientifiques nous déclarent indispensables au progrès des connaissances ou à l’avenir de l’humanité, des réflexions comme celles que nous propose Freeman Dyson méritent cependant assurément l’attention.