vendredi 6 juin 2008

Images de Rome

La meilleure saison pour se trouver à Rome est indiscutablement le printemps : un temps ensoleillé et doux, sans cette chaleur accablante et cette torpeur qui écrasent la ville durant le plein été ; des touristes, bien sûr (même dans la capitale du christianisme, il n’y a pas de miracles), mais concentrés aux endroits fatidiques de ce point de vue - la Fontaine de Trevi, les escaliers de la Trinité-des-Monts -, pas la foule compacte de lycéens japonais et les hordes suantes de retraités américains qui envahissent en une terrifiante marée les rues et les places durant les mois de juillet et d’août ; et tout est en fleur, à commencer par les glycines, dont l’odeur entêtante vous accompagne dans vos promenades dès que vous sortez un peu du centre urbain.
Il y a quelques semaines, j’ai effectué un court séjour à Rome. Je connaissais la ville pour m’y être rendu assez régulièrement par le passé. Mais je l’ai redécouverte. Trois choses m’ont frappé. La qualité de vie qu’on peut y trouver, tout d’abord. L’Italie est justement réputée sur ce plan, et de ce point de vue comme de nombreux autres, Rome est la quintessence de l’Italie. À l’exception des pizzerias pour touristes du Trastevere et des inévitables McDonalds, on peut entrer dans n’importe quel endroit - la première trattoria prise au hasard - avec l’assurance de bien manger, généralement une cuisine à la fois simple et raffinée, et la certitude de ne pas devoir attendre le Cappuccino avec angoisse en supputant, comme à Bruxelles, ses chances de pouvoir le boire jusqu’au bout.
Tout est beau et coloré. À chaque coin de rue, on tombe sur un gisement de ces petits riens qui rendent l’existence supportable, agréable et amusante : trois cent cravates dans une vitrine, et, dans la suivante, trois cent complètement différentes, ou trois cents bracelets de montre. Et des boutiques comme on n’en fait plus depuis des années au Nord des Alpes, offrant, rangés comme en ordre de bataille, des assortiments de ces objets pratiques et jolis qu’on chercherait en vain dans plusieurs pays d’Europe : des brosses à cheveux dans vingt tailles différentes, des couteaux de cuisine de tous les types, un hachoir à viande à manivelle en acier inoxydable brillant, du linge de maison en coton de la meilleure qualité orné de motifs presque tous de bon goût. Chaleureux et naturellement élégants, les Romains (et les Italiens en général) sont en vérité les gens les plus civilisés du monde, un peuple qui a tout vu mais ne veut retenir des leçons de l’histoire que ce qu’il veut bien, qui s’emploie, avec une industrie sans équivalent et sans effort visible, à mettre un peu de beauté et d’agrément dans le monde.
Je ne me souvenais pas non plus que Rome fût si verte. J’ai toujours aimé les pins parasols, que je considère comme des arbres parmi les plus distingués et les plus aristocratiques. Et il m’est difficile d’en regarder un sans immédiatement éprouver une immense sérénité. À Rome, il y en a littéralement des milliers, et pas seulement à la Villa Borghese ou le long de la Via Appia Antica à laquelle on les associe si spontanément, parce qu’on a en tête l’image pleine de poésie austère d’un chemin étroit de larges pavés bordé d’ifs et des pins en question - image aujourd’hui tout à fait réaliste mais en vérité historiquement fausse, puisque, dans la Rome antique, la Via Appia était une espèce d’autoroute encombrée de trafic, et ses premiers kilomètres une cohue de tombeaux souvent assez prétentieux dont il ne reste aujourd’hui que des pans de murs.
Le troisième aspect qui, plus encore que d’habitude, m’a impressionné, est la manière tranquille et décomplexée dont les Romains vivent en compagnie de leur passé, qu’ils aiment, dont ils sont fiers, auquel ils sont attachés, qu’ils préservent donc et mettent en valeur, mais sans respect excessif, dans un esprit de familiarité bienveillante très éloigné de la révérence prétentieuse que manifestent, par exemple, les Français, à l’égard de leur propre patrimoine. Ce passé me touche beaucoup, bien davantage, à vrai dire, la Rome antique que la Rome de la Renaissance, des papes et de la chrétienté.
Depuis mes années de collège, l’univers de l’Antiquité m’est familier. Mais bien qu’ayant ultérieurement étudié la philosophie, je ne me suis jamais senti très proche des Grecs ni très attiré par eux. En partie du fait de leur goût pour l’abstraction, et parce que la philosophie, précisément, est une discipline que je n’ai jamais réussi à prendre vraiment au sérieux. Mais en partie aussi parce m’exaspère la façon dont les Grecs d’aujourd’hui mystifient leur passé, revendiquent contre toute évidence une continuité historique qui existe avant tout dans leur tête, et tendent à se présenter spontanément comme les descendants directs de Socrate et de Périclès, quand toute leur culture, leur cuisine, leur musique, leurs manières et leurs façons d’être rappellent tellement celles des Turcs, qui ont occupé leur pays durant plusieurs siècles.
Ce n’est pas du tout le cas des Italiens vis-vis des anciens Romains, que j’ai de surcroît toujours aimés davantage : leur histoire m’intéresse, leur univers me plaît et j’adore le latin, langue élégante, dense et ramassée, capable d’exprimer les idées les plus complexes avec une concision jamais égalée. Il y a quelques années, dans l’éditorial d’un bulletin d’information que je lis régulièrement, un journaliste italien, lui-même jamais en reste d’une phrase latine et toujours prêt à citer un auteur ancien comme beaucoup d’intellectuels et d’universitaires de son pays, avait relevé l’utilisation faite par un homme politique français, dans un discours, d’une maxime assez connue de Sénèque, tirée d’une de ses lettres : Ignoranti quem portum petat nullus suus ventus est. En exprimant son admiration pour la manière dont l’orateur avait réussi à rendre en seize mots français seulement l’idée exprimée par Sénèque en huit mots latins, ce journaliste avait involontairement mis ces lecteurs au défi de proposer une meilleure traduction, aussi fidèle mais plus courte. J’avais suggéré la suivante : « Nul vent favorable pour qui ne sait quel port il veut gagner ». Douze mots, soit quatre de moins que l’homme politique français, et autant que Montaigne dans une traduction assez connue, mais dans une langue plus moderne que la sienne. J’étais très fier de moi : souvent, les traductions proposées échouent à rendre l’idée d’intention contenue dans la forme verbale petat.
Sur le trajet de retour, j’ai dévoré la Storia di Roma d’Indro Montanelli, le prolifique journaliste et historien qui a servi de conscience morale du monde politique et intellectuel italien durant des années, un essai réussi d’histoire populaire sur un sujet trop longtemps confisqué, fait-il remarquer, par l’histoire académique et érudite. Quelques jours après, j’ai lu d’une traite l’amusant petit livre sur Rome rédigé par Boris Johnson, l’excentrique, très érudit et peu orthodoxe politicien conservateur britannique qui vient d’être élu maire de Londres. Dans ce petit ouvrage basé sur un programme télévisé de la BBC qu’il a conçu et dirigé, intitulé The Dream of Rome, Johnson défend la thèse que l’Empire romain était il y a deux mille ans ce que l’Union européenne est aujourd’hui, ou plutôt, ce qu’elle a l’ambition de devenir. Pourquoi et comment les Romains ont-ils réussi à accomplir ce que les Européens du XXIe siècle peinent tellement à réaliser : une véritable fusion de peuples culturellement différents et géographiquement éloignés en un ensemble cohérent ? Pour quelles raisons les habitants des pays conquis par les légions romaines finissaient-ils pas se considérer comme ressortissants de l’Empire, quand les Européens d’aujourd’hui se sentent d’abord et avant tout citoyens de leur pays ? Johnson multiplie les explications, souligne les similitudes de la « romanisation » avec le processus d’intégration à l’œuvre aux Etats-Unis, qu’il trouve plus efficace que l’entreprise équivalente dans l’Union européenne. Mais au bout du compte, on reste sur sa faim, et on se dit que la comparaison a décidément ses limites. Qu’importe, le livre est amusant et rempli de rapprochements inattendus et éclairants, il est écrit avec panache et allégresse, et on le lit avec un plaisir constant.
Mais Rome, c’est aussi le cinéma. Dans un petit centre culturel sur le thème du septième art établi au cœur Villa Borghese et dont j’ignorais l’existence, j’ai fait l’acquisition d’un charmant livre illustré sur Rome et le cinéma. Alberto Sordi (le Romain emblématique) et Anna Magnani ; les visions oniriques de Fellini qui hanteront longtemps Cinecitta ; Gregory Peck et Audrey Hepburn sillonnant en Vespa les rues pavées de la ville – on les voit gracieusement tourner devant le Colisée et le monument à Victor Emmanuel II ; Rome « ville ouverte », la Rome en noir et blanc du néoréalisme ; le petit garçon et son père disparaissant dans la foule romaine dans les derniers plans de Ladri di biciclette et le petit chien sans allure d’Umberto D. ; la « journée particulière » de Marcello Mastrioani et Sofia Loren sur fond sonore de fanfares militaire et des vociférations de Mussolini ; et Nanni Moretti en scooter dans le quartier populaire de la Garbatella : Rome occupe décidément une place à part dans l’histoire du cinéma, et le cinéma joue un rôle considérable dans notre image de Rome.

jeudi 5 juin 2008

Proust, Nabokov et la mémoire

Dans un article rédigé pour un recueil de textes scientifiques, de réflexions philosophiques et d'extraits d'œuvres littéraires sur le thème de la mémoire qui a récemment été publié en Grande-Bretagne (Memory : An Anthology), le critique et poète anglais Craig Raine compare le traitement de la question de la mémoire et des souvenirs, volontaires ou involontaires, chez un certain nombre d'écrivains : Proust, bien entendu, mais aussi Nabokov, Hemingway, Bellow, Stendhal et Joyce.
L'article est un peu confus, inégal et désordonné, mais il contient quelques observations très justes. Craig y affirme par exemple que, bien mieux que Proust, Nabokov, (a much greater writer n'hésite-t-il pas à avancer un peu vite), dans Speak Memory (Autres rivages), a réussi à rendre et expliquer le plaisir associé à la remémoration de sensations du passé.
Ce plaisir, souligne-t-il, n'a rien à voir avec le contenu du souvenir (qui peut être, et est en réalité souvent, assez banal), et pas davantage, contrairement à ce que soutient Proust, avec l'impression d'immortalité et le sentiment d'éternité que peut produire ce télescopage du moment présent et d'un morceau de temps passé. Il est lié au fait même de se remémorer, c'est le plaisir du choc et de la surprise, un plaisir, de ce point de vue, de même nature que celui qui accompagne la découverte de la ressemblance entre deux choses ou deux personnes, plus exactement, le moment on l'on réalise à qui ou à quoi ressemble une personne ou une chose qu'on a sous les yeux : le plaisir que nous éprouvons à enfin comprendre et qu'engendre la justesse du rapprochement ou de la comparaison.
Pour prendre les trois exemples de Proust dans Le temps retrouvé qui ne sont pas celui de la fameuse madeleine : ces pavés inégaux, cette sensation de raideur d'une serviette empesée sur les lèvres, ce tintement d'une petite cuillère sur la faïence, cela me rappelle .... « oui, c'est cela, c’est exactement cela ».
Craig va d'ailleurs jusqu'à comparer ce plaisir avec le plaisir sexuel, le soulagement de la tension que procure la sensation « d'arriver » là où on voulait aboutir : In English we speak of coming when we speak of orgasm. “I'm coming” means that the sexual partner is arriving at the predestined place, the site of pleasure. (Les Anglais trouveront toujours une bonne raison littéraire de parler du sexe, et d'en parler sous les espèces de la littérature, comme les Français un prétexte intellectuel pour l'évoquer dans les termes de la philosophie).
Craig est dur avec Proust, en qui il affirme avoir découvert avec surprise a mental defective qui ne peut jamais se rappeler l'âge exact de ses personnages, malmène la chronologie et bouscule les époques en dépit de toute vraisemblance. Il n'a pas tout à fait tort, étant entendu que les faiblesses qu'il dénonce ne trahissent nullement le manque de sagacité de Proust, qui avait de l'intelligence à en revendre et de la forme la plus pure et la plus formidable : elles sont la conséquence d'un défaut de construction d’À la recherche du temps perdu comme roman, qui n'enlève que très peu à la puissance de ce livre.
C'est fou à quel point les gens peuvent raconter de bêtises à propos de Proust et tomber dans les clichés et les banalités à son sujet. Deux des meilleurs livres sur lui, qui sont aussi parmi les plus courts, se distinguent au contraire par leur originalité. Le premier est celui de Gilles Deleuze (Proust et les signes) dans sa première édition, rédigée dans le style vif, superbe et étincelant qu'il avait avant de rencontrer Félix Guattari, donc sans le lourd et pédant nouveau dernier chapitre plein de jargon philosophique qui défigure l'édition plus récente. Avec le goût du paradoxe qui le caractérise, il y défend l'idée que La recherche n'est pas un livre sur les souvenirs et la mémoire, mais bien l'histoire de la formation d'un écrivain et de son apprentissage du déchiffrage des signes auquel il faut se livrer pour comprendre la vie amoureuse, la vie sociale, etc.
Dans le même esprit, mais mieux encore, dans son classique Sur Proust (dont j'ai récemment découvert avec plaisir que l’extraordinaire critique anglais Clive James le considérait également comme la meilleure introduction possible à cet auteur), Jean-François Revel démontre de manière tout à fait convaincante que Proust est un écrivain comique et réaliste, plus réaliste dans sa vision de la société que Balzac, qui possédait de surcroît cette capacité rare de prendre, sur les questions sentimentales et amoureuses, un point de vue véritablement adulte.
C'est exactement la manière dont je le perçois. Bien davantage que le chantre de la mémoire et du souvenir, Proust, pour moi, est avant tout, d'un côté le peintre impitoyable de la haute société française de la Belle Époque et l’un des satiristes les plus lucides et les plus cruels du snobisme qui ait jamais existé ; de l'autre, un analyste sans égal de la vie psychologique, plus spécialement sentimentale, capable de décortiquer avec une précision chirurgicale des sentiments ténus et des états d'âme évanescents, d'une manière que ne parviennent pas à entacher ses clairs préjugés en la matière et sa vision catastrophique des rapports amoureux. Bien sûr, dans cette vie psychologique, la mémoire volontaire ou involontaire, les vrais souvenirs et les faux, occupent une place centrale et jouent un rôle clé. Mais il y a bien d'autres choses à côté, et n'en déplaise à ceux qui s'en tiennent au cliché scolaire de la madeleine, ce qu'écrit Proust à ce sujet est loin d'être neuf et ne représente pas ce qu'il nous a apporté de plus original et de meilleur.
Le problème est que Proust lui-même a un peu tressé les cordes pour se faire pendre, en cédant volontiers à la tentation de la philosophie à bon marché. Sur la question du temps, par exemple, là où il est véritablement bon, c'est dans les passages où il laisse s'exprimer sa sensibilité d'écrivain. Mais dans de nombreux autres, il se plaît à théoriser de façon assez fumeuse, tartinant sans vergogne une version édulcorée des idées elles-mêmes déjà très fades et convenues de son cousin Bergson, que la moitié de Paris se pressait pour aller écouter à la Sorbonne avec les mêmes frémissements de plaisir anticipé que les bourgeois intellectuels des années quatre-vingt s'écrasant aux grand-messes du calembour, les célèbres leçons du psychanalyste Jacques Lacan.
Pour en revenir aux remarques de Graig au sujet de Nabokov, je suis donc plutôt d'accord avec lui sur l'origine et la nature du plaisir de la remémoration. Une remarque toutefois. Il n'est pas tout à fait exact que ce plaisir n'a jamais rien à voir avec le contenu des souvenirs. Dans certains cas, le caractère agréable des événements ou des scènes qu'on se remémore contribue substantiellement à rendre cette remémoration elle-même très agréable. Cela se produit même souvent, pour la simple et bonne raison que l'on tend à retenir de manière privilégiée ce qui vous est arrivé d'agréable, ou les aspects agréables de ce qui vous est arrivé.
C'est un mécanisme quasiment darwinien de protection et de survie. Bien sûr, on peut être hanté par des souvenirs atroces, et se réveiller en sueur chaque nuit en proie à des cauchemars épouvantables liés à des images du passé. Mais de manière générale, il semble bien que nous ne soyons pas équipés pour nous rappeler trop fort ou trop longtemps des scènes pénibles ou des événements douloureux. Pas davantage pour les imaginer à l'avance, d'ailleurs : quand les soldats qui partaient à la guerre pensaient à la guerre, dit dans son très beau livre Le maître de Milan Jacques Audiberti, ils ne pouvaient se représenter que des éléments « qui suggéraient du bonheur » : les préparatifs, le voyage ; pas les blessures et la souffrance.
Un peu de de la même façon, le souvenir le plus fort que je garde des deux années de chimiothérapie que j’ai subies il y a vingt-cinq ans, ce ne sont pas les longues heures que je passais au-dessus de la cuvette des toilettes secoué par de spasmodiques et vaines tentatives de vider un estomac qui ne contenait plus rien depuis longtemps, mais les moments où après deux semaines de confinement au cours desquelles je n'avais littéralement rien vu d'autre que le fond de la cuvette en question et le plafond de ma chambre, je sortais pour la première fois aux bras de la personne avec laquelle je vivais à cette époque, pour une courte promenade essoufflée dans le monde ordinaire des gens sains, durant laquelle tout ce que je voyais, les rues, les visages, les vitrines, m'apparaissait avec la merveilleuse netteté qu'ont les choses pour un myope qui chausse pour la première fois des lunettes de graduation supérieure à celles qu'il portait jusque-là, dans la fraîcheur et l'éblouissante clarté d'un premier matin du monde.

mercredi 28 mai 2008

Françoise Giroud, journaliste française


J’ai refermé le livre de Christine Ockrent Françoise Giroud – Une ambition française avec une meilleure image de la journaliste et plus d’admiration encore pour elle que je n’en avais en le commençant. C’était clairement une sacrée bonne femme, une vraie personnalité, la chose n’est pas si commune que cela, comme chacun sait. Ainsi qu’il arrive souvent, les aspects de son caractère et de sa vie que j’admire le plus sont ceux sous lesquels je me sens le plus proche d’elle.
Certains traits d’elle me sont étrangers : son attrait pour le pouvoir et les honneurs, auxquels elle était loin d’être insensible, son amour de l’argent, du luxe et des formes extérieures de richesse, son goût de la séduction et ses capacités sur ce plan, etc. Elle était aussi d’un tempérament moins spontanément intellectuel que moi, plus intéressée, à l’évidence, par l’action que par les idées, plus précisément, intéressée aux idées seulement sous la forme de l’action par les idées, pas aux idées comme telles. Tout en comprenant parfaitement les raisons de ceci, très bien décrites par Ockrent (l’« ambition française » d’une fille d’émigrants pauvres obsédée par l’idée de s’intégrer), je me sens aussi très à l’étroit dans son horizon presque exclusivement français et parisien. Sa méconnaissance de toute autre langue que le français et son peu de curiosité pour le reste du monde me la rendent un peu lointaine, et ne sont assurément pas ce que j’apprécie le plus chez elle.
Mais sur d’autres points, peut-être les plus fondamentaux, je me sens assez semblable à elle et en parfaite harmonie avec sa manière de voir le monde : sa rage, son opiniâtreté, sa volonté et sa détermination ; sa férocité et son énergie au travail ; son culte de l’objectivité, de la lucidité et de la rigueur ; sa haine des illusions et du mensonge et son refus d’être dupe des apparences ; son attachement à la justice et son attention à la souffrance sous toutes ces formes ; sa grande exigence envers elle-même autant et plus encore qu’envers les autres ; peut-être aussi son irrésistible propension à porter des jugements de valeur et son incapacité à ne pas le faire.
Sa passion de comprendre, aussi, et son hostilité à tout laisser-aller, encore qu’ici il me semble nécessaire de marquer une nuance : le refus qu’elle avait de se laisser emporter par ses émotions, ses réticences à se livrer, sa résolution à « se tenir » quoi qu’il se passe et advienne, correspondaient chez elle à un choix délibéré et conscient ; comme le rappelle souvent Ockrent, c’était l’application des préceptes que lui avait enseignés sa mère, à titre de règle de survie. Chez moi, j’ai l’impression qu’il s’agit tout simplement d’une inhibition spontanée et à peine consciente ; une manière aussi de me protéger, bien sûr, mais moins contre le jugement toujours sans pitié et les forces malveillantes d’un monde hostile, comme c’était apparemment le cas chez Giroud, que contre la violence de mes propres sentiments.
Autre point commun évident, est-ce même la peine de le noter, la passion de Françoise Giroud pour la langue et l’expression verbale, la conviction qu’elle avait que les mots et les phrases sont notre meilleure arme, voire même notre seule arme véritable dans un environnement opaque et hostile, notre outil le plus puissant et le plus efficace pour agir sur le monde et pour le transformer.
Deux différences dans ce domaine, toutefois, qui ne sont pas sans importance, parce qu’elles s’expliquent sans doute par les différences de caractère évoquées plus haut. Parce qu’elle était et se voulait plus engagée que moi dans l’action et le monde, et était d’un tempérament plus concret, Giroud, qui aimait par ailleurs les mots dans leur matérialité d’objets, ne semble pas avoir éprouvé avec la même force que moi le sentiment qu’en nommant les choses, on accroît leur réalité, qu’à la limite, c’est en écrivant sur elles qu’on les fait véritablement exister, qu’on ajoute en tous cas à l’intensité de la vie et du monde par la force et la magie du langage.
Et son style est à l’évidence très différent du mien : ces phrases courtes, rapides, nerveuses, sans graisse, sans adverbe et presque sans adjectif ; ce style de journaliste bien plus que d’écrivain, elle le reconnaît elle-même, ce n’est pas la manière dont je m’exprime spontanément et le plus volontiers, ou la façon d’écrire des auteurs que j’aime le plus et avec lesquels je me sens le plus d’affinités.
Reste le point qui colle si difficilement avec tout le reste, l’énigme de sa folle passion pour Jean-Jacques Servan-Schreiber. Passion qui l’a conduite aux extrémités que l’on sait, étonnante chez une femme à ce point éprise de liberté et qui reprochait à Simone de Beauvoir de n’avoir au bout du compte vécu que pour et par Sartre. Passion irrésistible pour un homme dont j’ai lu avec un peu d’effarement, je dois dire, que trente ans après, il continuait à la subjuguer avec la même force.
Qu’une femme de cette trempe et de cette force de caractère ait pu à ce point abdiquer face à un homme en dit long, moins sur l’incoercible sentimentalité des femmes, invariablement guidées par leur cœur et leurs passions amoureuses, comme ne manqueraient pas de l’affirmer certains en ricanant, que sur la psychologie humaine et notre profonde irrationalité à tous, hommes et femmes, quand l’affectivité et le désir s’en mêlent : combien d’hommes à la personnalité au moins aussi forte n’ont-il pas complètement perdu la tête pour une danseuse ?
Le livre d’Ockrent n’est pas une vraie biographie, la rapidité avec lequel il a été rédigé (deux ans, ce n’est pas très long pour ce genre d’exercice), et la façon dont il a été composé, sur la base d’entretiens et d’une série de témoignages, limitaient les possibilités de réaliser une étude approfondie. Mais c’est du très bon journalisme, un livre honnête, bien documenté et fait de manière professionnelle, qui donne de Françoise Giroud une image assez complète, nuancée, réaliste, juste et fidèle. Et un livre agréable à lire, écrit dans une langue correcte et efficace, assez proche de celle de Giroud. Sans l’éclat de son style, bien sûr, ce sens de la formule qui faisait qu’on retenait si facilement ses mots et cette tension présente derrière tellement de ses paragraphes.
Deux aspects de la vie et de la carrière de Giroud sont très bien (et explicitement) mis en valeur par Ockrent : la marque que son histoire et ses origines ont imprimé sur son caractère et ce qu’elle a voulu faire de sa vie ; et le soin qu’elle a mis à façonner sa propre personnalité. La grande réalisation de Françoise Giroud, souligne Christine Ockrent, est en effet, au fond, sa propre personne, qu’elle a patiemment fabriquée, comme elle fabriquait ses éditoriaux. L’interprétation la plus facile et superficielle de ceci serait de dire qu’elle s’est construit un personnage, une image d’elle-même dont elle avait besoin, et besoin de l’imposer aux autres. Je crois que c’est plus profond que cela, dans son cas comme en général.
Chacun construit son existence sur ses forces, bâtit spontanément sa vie sur ce qu’il y a de meilleur en lui, en essayant de s’arranger comme il le peut avec le reste. Contrairement à la plupart d’entre nous, Françoise Giroud, c’est ce qui la distingue, a eu la force de le faire pleinement, consciemment et délibérément, d’exploiter au maximum les atouts que son histoire lui avait mis en main, renchérissant encore sur ce que cette histoire avait fait d’elle. Application scrupuleuse de cette maxime de Nietzsche (empruntée par ce dernier au poète grec de l’Antiquité Pindare), que Christine Ockrent a très justement placé en exergue de son livre, parce qu’elle résume très bien à la fois le message qui en émane et l’esprit dans lequel Françoise Giroud a entendu conduire son existence : « Deviens ce que tu es. »

mardi 27 mai 2008

Stephen Hawking à Cambridge

Voici ce que dit l’acteur britannique Benedict Cumberbatch à propos du physicien Stephen Hawking, qu’il a incarné dans un film diffusé par la BBC : « C’est un petit homme avec un cerveau incroyable dans un corps fragile, qui conçoit des idées gigantesques » (He’s a small person with an incredible brain in a fragile body, thinking huge thoughts). On ne peut mieux exprimer la perception que la plupart des gens ont d’Hawking. C’est exactement l’image que presque tout le monde a de lui, image qui explique la fascination dont il est l’objet, le mythe qui s’est rapidement construit autour de lui et la légende qui l’entoure.
Stephen Hawking est à l’évidence un très grand physicien. Sa contribution à l’astrophysique et à la cosmologie est incontestable, sous la forme de l’application du modèle des « singularités » du mathématicien Roger Penrose à l’explication, d’une part des caractéristiques des « trous noirs » (dernier stade d’évolution de certaines étoiles devenant sous l’effet de leur « effondrement gravitationnel » des objets si denses que la lumière elle-même ne peut s’en échapper) ; d’autre part du comportement de l’univers dans sa totalité au moment de sa naissance sous l’effet du « big bang », en conformité avec la théorie la plus acceptée aujourd’hui à ce sujet, qu’on appelle le « modèle standard ».
Ce sont des travaux d’une réelle qualité, largement reconnue par la communauté scientifique, dont on a pertinemment fait remarquer qu’ils lui auraient assurément valu le Prix Nobel s’ils n’étaient pas si spéculatifs et théoriques, parce que l’académie suédoise des sciences ne récompense que des découvertes appuyées sur des expériences répétables, des données vérifiables et des preuves par l’observation. C’est loin d’être le cas pour ce qu’il dit des trous noirs, dont la science a récemment seulement commencé à considérer l’existence comme certaine, a fortiori de ses idées sur le commencement de l’univers.
Mais si Hawking est devenu l’icône qu’il est devenu, une des figures (peut-être la figure) scientifique contemporaine la plus connue de l’homme de la rue, la plus familière après celle d’Einstein, ce n’est pas essentiellement du fait de la valeur de ces réalisations scientifiques. L’explication réside dans deux éléments liés, et dans le fait même de leur liaison, très bien reflété dans la déclaration de Benedict Cumberbatch : le contraste entre ce corps détruit par la maladie (la sclérose latérale amyotrophique ou « maladie de Lou Gherig », du nom d’un célèbre joueur de baseball américain qui en était affligé et en est mort) et la signification littéralement « cosmique » de ses réflexions sur l’univers et le commencement du temps, sujet électif de l’intérêt du public, du fait notamment de ses connotations et de ses implications religieuses.
Contrairement à certains physiciens, plus précisément ces physiciens âgés qui tombent à la fin de leur vie dans une espèce de mysticisme (Raymond Ruyer en est le meilleur exemple), à l’opposé, plus particulièrement, de ces astrophysiciens et cosmologistes qui finissent par apercevoir Dieu au bout de leurs télescopes ou derrière leurs équations, Hawking, sans être athée militant comme l’idole de sa jeunesse Bertrand Russell, est un agnostique déclaré.
Et de savoir qu’ils pouvaient y découvrir l’exposé de son point de vue sur la question n’est pas la moindre raison ayant poussé quelque dix millions de personnes à acheter son fameux ouvrage A Brief History of Time (Une brève histoire du temps). Pour le refermer à peine ouvert, d’ailleurs, du fait du caractère assez technique et de la difficulté réelle de certains passages de ce livre, entré au Guinness Book of World Records comme l’ouvrage de vulgarisation le plus vendu au monde de tous les temps, mais dont a dit aussi qu’il était l’ouvrage « the most widely unread in the history of literature ».
« Un esprit de génie dans un corps entravé » a-t-on dit de Blaise Pascal, mort à trente-neuf ans après avoir laissé au monde plus d’idées mathématiques et physiques que plusieurs générations entières de scientifiques ordinaires, et quelques phrases entrées dans l’histoire sur l’homme, Dieu et le monde le tragique de l’existence et « le silence éternel des espaces infinis». C’est une formule qui explique parfaitement la popularité de Hawking, liée à une image qu’il s’est d’ailleurs soigneusement employée à construire, répandre et exploiter. Homme de son temps, Hawking sait en effet parfaitement qu’aujourd’hui exister, c’est être connu. Dans la construction de son propre mythe, il est notoire qu’il a joué lui-même un rôle très actif, comme le reconnaissent et n’ont pas cherché à le dissimuler les deux co-auteurs de la meilleure biographie qui lui ait été consacrée, John Gribbin et Michael White. Et de ce goût prononcé d’Hawking pour la publicité, quelle meilleur preuve que d’avoir accepté de voir tourner, de son vivant et avec sa collaboration, un film sur l’histoire de sa jeunesse ?
Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion de rencontrer deux personnes liées à l’histoire de Stephen Hawking, toutes deux cosmologistes. La première est Sir Martin Rees. Figure très connue du monde scientifique britannique, mais aussi auteur d’une série de livres de vulgarisation bien faits et très élégamment écrits, Rees est aussi un des acteurs les plus présents sur la scène de la « Public Understanding of Science » (vulgarisation scientifique) en Grande-Bretagne.
C’est dans ce contexte que j’ai eu l’occasion de le rencontrer brièvement, à l’époque où je m’occupais de ces questions. Très mince, avec un visage en lame de couteau au nez puissant et busqué d’Indien sioux, il m’avait laissé l’impression d’un homme intelligent, raisonnable et charmant, attentif et sachant écouter, et plutôt simple et modeste comparé aux autres personnalités de ce type et de ce niveau, souvent insupportables de prétention. Martin Rees, qui travaillait sur les mêmes sujets qu’Hawking, a été son collègue.
La seconde personne est Sir Hermann Bondi. Moins sympathique que Rees, il était en un sens plus intéressant, parce que plus compliqué. Juif autrichien d’origine, comme une bonne partie des physiciens des cinquante dernières années, il est le co-auteur, avec l’anglais Fred Hoyle, d’un modèle dit « stationnaire » de l’univers, alternatif au modèle d’univers en expansion qui est la conséquence logique de la théorie de la relativité générale d’Albert Einstein, ainsi qu’Einstein, au départ hostile à cette idée, a finalement été contraint de le reconnaître lui-même.
Durant un certain temps, ces deux modèles ont été en concurrence. Les éléments de preuve en faveur du deuxième s’accumulant, l’idée d’un univers stationnaire est aujourd’hui à peu près abandonnée. Mais Fred Hoyle - par ailleurs connu comme l’auteur d’un roman de science-fiction, The Black Cloud (Le nuage noir), qui décrit les méfaits d’une entité cosmique intelligente se présentant sous la forme d’un immense nuage obscur - n’en a jamais démordu.
Un homme brillant, raffiné et poli jusqu’à l’obséquiosité, cérémonieux mais aussi très distant et hautain, Bondi s’exprimait de manière très étrange, dans un anglais impeccable mais où se laissait entendre une trace d’accent autrichien, avec une diction lente d’acteur shakespearien absolument étonnante.
Comme Hawking, Penrose, et avant eux Bertrand Russell, Ludwig Wittgenstein et beaucoup d’autres, Martin Rees et Hermann Bondi ont tous deux travaillé à Cambridge. Cambridge, dont Gribbin et White disent assez justement, je crois, qu’elle seule, dans le fameux couple qu’elle forme avec Oxford, mérite le nom d’« University Town », parce que la ville, un peu comme Louvain, s’est littéralement développée à partir de l’Université et existe largement par elle et grâce à elle, quand on trouve à Oxford une activité économique et industrielle importante.
Cambridge, dont le film sur la vie de Stephen Hawking réussissait assez bien à rendre l’atmosphère particulière, en faisant passer un peu du charme et de la magie de ses arcades, de ses cours et de ses clochers, si bien évoquée dans les quelques beaux paragraphes d’Au-dessous du volcan où Malcom Lowry décrit l’état d’esprit du jeune frère du Consul lorsqu’il se souvient du temps qu’il a passé là-bas, avant de s’embarquer sur un navire marchand.

La véritable histoire du Bounty

Dans les romans et les films de marine, le salaud (sadique, inhumain, paranoïaque) est généralement le capitaine. Le second (jeune, beau, idéaliste) est le héros. Exemple : Les révoltés du Bounty. A l’instar de nombreux anciens petits garçons, cette histoire m’a toujours fait rêver ; comme les histoires de marine en général, d’ailleurs, plus particulièrement de l’époque de la marine à voiles, les récits de voyage et d’exploration, les aventures de pirates et de corsaires et les histoires de chasse au trésor.
Le récit de cette mutinerie, la plus célèbre de l’histoire de la navigation, a fait l’objet de cinq films. Trois d’entre eux sont très connus. Le premier, avec Charles Laughton dans le rôle de l’horrible capitaine Bligh et Clark Gable dans celui du fringant lieutenant Christian Fletcher, date de 1935. Il en existe une version « colorisée », fabriquée pour adapter ce film tourné en noir et blanc à ce qu’Hollywood considère un peu trop vite, je crois, comme le goût et les exigences du public d’aujourd’hui. Le second est la version de 1962 avec, dans les deux rôles, respectivement Trevor Howard et Marlon Brando. C’est à l’occasion de son tournage que Brando a rencontré celle qui allait devenir sa troisième femme, Tarita, Teriipia la mère de sa fille Cheyenne. Tarita incarnait Téhanni, la fille de chef indigène dont le lieutenant Fletcher tombe amoureux. Un peu curieusement, la deuxième femme de Brando, Movita Castaneda, était l’actrice qui jouait ce rôle dans le film de 1935. Etonnante coïncidence, ou étrange obsession.
L’histoire de Cheyenne est triste et lamentable. Dans des circonstances jamais complètement élucidées, son demi-frère Christian, un des nombreux enfants, légitimes ou non, de Brando, né de sa première femme, a tué l’amant de la jeune femme, qui était aussi son fiancé, d’un coup de revolver. Condamné à dix ans de prison pour meurtre, il a été relâché après en avoir purgé cinq. Psychologiquement instable depuis toujours, de plus en plus dépressive suite à cet événement, après plusieurs cures de désintoxication et des séjours en institution psychiatrique, Cheyenne Brando s’est suicidée en 1995. Durant plusieurs années, cette histoire malheureuse et sordide a fait le bonheur des journaux et des magazines spécialisés et la délectation de leurs lecteurs.
La troisième version connue des Révoltés du Bounty est la plus récente, sans pour autant dater d’hier, d’ailleurs, puisqu’elle a été réalisée en 1982. Anthony Hopkins et Mel Gibson y interprètent les deux fameux personnages, dans un décor superbe et féerique, superproduction oblige. C’est vraiment Tahiti telle qu’on aime à penser que les marins du Bounty l’ont découverte avec éblouissement : les pentes vertigineuses des flancs escarpés de la montagne, couverts du manteau dense d’une végétation d’un vert émeraude ; les eaux bleues du lagon miroitant sous le soleil, constellées de pirogues à balancier remplies de fruits de toutes les couleurs et bondées d’indigènes des deux sexes aux formes splendides, des colliers de fleurs aux teintes éclatantes autour du cou et sur la tête.
Deux ans avant le film de 1935, une version moins célèbre en avait été tournée, avec tout de même Errol Flynn dans le rôle du beau lieutenant. Et bien avant cela encore, en 1916, un film muet. Tous ces films se concentrent sur l’épisode de la mutinerie, ainsi que sur les développements qui l’ont précédé et l’expliquent, en gros les mauvais traitements infligés à l’équipage par le très cruel capitaine Bligh : les coups de fouets quotidiens et les humiliations constantes, le labeur incessant, la nourriture pourrie et parcimonieusement distribuée, la viande grouillant de vers. Et de tout ce qui a suivi la révolte, seuls les premiers moments sont évoqués.
La mission du Bounty était de collecter à Tahiti plusieurs centaines de jeunes pousses d’arbres à pain, une espèce que les Anglais souhaitaient exploiter dans leurs colonies des Indes Orientales, pour nourrir de leurs fruits les esclaves travaillant dans les plantations. Ce travail a pris plusieurs mois au cours desquels les marins ont passé sur l’île des moments particulièrement agréables, surtout après l’horreur d’une interminable traversée dans des conditions très dures, souvent franchement épouvantables.
Au moment de reprendre la mer, beaucoup d’entre eux, qui avaient pris des femmes indigènes, ne voulaient pas embarquer. Ils ne se sont finalement résignés à le faire que sous la menace et la contrainte. Peu après que le bateau eût quitté l’île enchantée, la mutinerie a éclaté. Après avoir pris le contrôle du navire, les mutins, emmenés par Christian Fletcher, abandonnèrent Bligh et les hommes qui lui étaient restés fidèles en pleine mer, dans un canot malgré tout équipé d’une voile, avec un peu d’eau et quelques vivres. Après avoir essuyé plusieurs tempêtes, Bligh et ceux de ses compagnons qui avaient survécu ont fini par aborder sur les côtes de Java, d’où ils ont regagné l’Angleterre.
De leur côté, les mutins sont retournés à Tahiti retrouver leurs femmes et la vie idyllique qu’ils y avaient menée. S’y sentant peu en sécurité, sachant que la première chose que déciderait le capitaine d’un navire de Sa Majesté faisant relâche à cet endroit serait de les mettre aux fers et de les envoyer à la potence en Angleterre, un certain nombre d’entre eux préférèrent reprendre le large, avec leurs compagnes tahitiennes. A l’issue de quelques mois de navigation, ils arrivèrent en vue de l’île de Pitcairn, un morceau de rocher très isolé qui venait d’être découvert, perdu entre la pointe de l’Amérique du sud et l’Australie, presque aussi éloigné de toute autre terre que l’île de Pâques ou les îles Kerguelen, longtemps appelées les îles de la Désolation. Cette partie de l’histoire, la seconde partie de celle des mutinés du Bounty proprement dite et l’histoire de ses suites plus ou moins tardives, est beaucoup moins connue. Elle est racontée par l’historien Trevor Lummis dans Pitcairn Island : Life and Death in Eden.
La population débarquée du Bounty sur les côtes de Pitcairn comptait une douzaine de marins anglais, une quinzaine de femmes tahitiennes et une dizaine d’hommes indigènes, plus quelques enfants. Rapidement, tout ce beau monde s’est établi sur une série d’exploitations agricoles, selon un principe très simple : chacun des Anglais avait sa femme, les hommes tahitiens se partageant les trois restantes. Dans l’ensemble, la microsociété de Pitcairn fonctionnait sur la base des règles et des principes prévalant en Angleterre et d’un modèle nettement occidental.
Au bout d’un certain temps, la femme d’un des marins mourut de maladie. Contrairement à ce que l’intéressé aurait souhaité, pour éviter d’allumer les hostilités entre les groupes, les autres lui interdirent de récupérer une des femmes que se partageaient les hommes tahitiens. Peu de temps après, une seconde femme décédait. Du fait des frustrations ainsi créées, mais aussi de toutes sortes de rivalités, la tension a peu a peu monté. Il y eut des meurtres, des représailles et des vengeances, toute une série d’épisodes sanglants que Trevor Lummis rapporte en détails.
A la première génération de colons en succéda bientôt une deuxième, qui ne s’entre-tuèrent pas beaucoup moins que leurs parents. A deux reprises, les marins du Bounty et leurs descendants quittèrent Pitcairn : la première fois pour retourner à Tahiti, la seconde pour un bref séjour à l’île de Norfolk, entre la Nouvelle-Zélande et la Nouvelle-Calédonie. Mais ils finirent par s’y installer pour de bon, et ce sont aujourd’hui leurs lointains descendants qui peuplent l’île : une soixantaine de personnes qui s’ennuient ferme et ne rêvent que de gagner des lieux un peu moins périphériques et plus civilisés. Comme les habitants de quelques autres confettis de l’ex-Empire dépendant encore de la couronne britannique, les habitants de Pitcairn sont aujourd’hui pleinement citoyens du Royaume-Uni et, à ce titre, peuvent librement circuler et s’établir sur tout le territoire de l’Union européenne.
L’histoire des mutinés du Bounty a été racontée à plusieurs reprises. Un des livres les plus récents et les plus complets à ce sujet est The Bounty, par Caroline Alexander. A l’instar des aventures du lieutenant Hornblower de C.S. Forrester et des romans de marine de Patrick O’Brian, cette histoire a façonné l’image que se sont fait plusieurs générations de la vie à la grande époque de la marine en bois. Une vie qui a marqué l’imaginaire de l’homme occidental comme peu de réalités l’ont fait et à laquelle il est difficile de ne pas continuer à rêver, à tout le moins c’est mon cas.